La Turquie, alliée peu commode
Entre les membres de l’OTAN et Ankara, la liste des griefs ne cesse de s’allonger
Alliée ou adversaire? La participation de la Turquie à l’OTAN n’est jamais allée sans heurts. Mais si l’on s’en tient aux déclarations, les divergences ont rarement été si profondes. Ainsi, Emmanuel Macron en venait à s’interroger récemment sur la volonté des alliés de venir en aide à Ankara en cas d’une hypothétique guerre contre la Syrie. A quoi le président turc, Recep Tayyip Erdogan, répondait par une réplique qui a fait immédiatement le tour du monde: il jugeait le Français «en état de mort cérébrale». En aparté, la conclusion est définitive à Paris: «La Turquie ne peut plus être considérée comme une alliée stratégique de l’Europe.»
Vraiment? Avant même cette dernière passe d’armes, la liste des différends s’est en effet allongée de manière impressionnante: Ankara est accusé, pêle-mêle, d’avoir «bafoué» les principes de l’Alliance en envahissant le nord de la Turquie pour s’en prendre aux forces kurdes. Ces mêmes forces qui, précédemment, avaient aidé les Occidentaux à vaincre Daech. La Turquie s’est aussi, en partie, tournée vers la Russie, à qui elle entend acheter un système de défense antimissile S-400, au risque de dévoiler ses entrailles militaires, et donc celles de l’OTAN, aux conseillers russes. Vu de Washington, la Turquie commet aussi la faute d’être politiquement trop proche du pouvoir de Téhéran. La Grèce lui reproche, enfin, d’avoir conclu un accord militaire avec la Libye, qui pourrait violer ses zones maritimes d’exploitation en Méditerranée. D’où cet appel du premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis: «L’Alliance ne peut pas rester indifférente.»
«Ne nous voilons pas la face, certaines des mesures prises par la Turquie vont à l’encontre des intérêts de sécurité des Européens, et par conséquent des Français», note Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Mais le chercheur appelle à rester lucide. Ainsi de la question de l’intervention turque en Syrie: «Tout le monde s’affiche aujourd’hui en défenseur des Kurdes, mais personne n’est disposé à se battre pour eux. Dès l’annonce d’un retrait des troupes américaines [du nord de la Syrie], chacun savait à quoi s’en tenir. La Turquie, en réalité, place les alliés européens devant leurs propres contradictions.»
Puissance incomprise?
Chercheur à Sciences Po CERI, Bayram Balci, renchérit: «A l’inverse de l’Union européenne, l’OTAN ne s’est pas construite sur des valeurs partagées mais sur des intérêts communs. Or, sur ce plan-là, le divorce n’a fait que s’accentuer au fil des ans, pour des raisons qui ont trait à des données objectives, et seulement de manière accessoire à la personnalité des dirigeants.»
Le pilier oriental de l’Alliance est-il donc une puissance incomprise? «Nous croyons aux idéaux et aux missions de l’OTAN. Mais nous préconisons un débat vigoureux sur le rôle de l’organisation», souligne à ce propos Fahrettin Altun, le porte-parole de la présidence turque. Du côté turc, également, les critiques fusent en rafale: les milices kurdes syriennes? Elles fonctionnent sous la tutelle du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et «retournent» contre la Turquie les armes qui leur ont été données par des membres de l’OTAN. L’invasion du nord de la Syrie? La Turquie était sur la même ligne anti-Bachar el-Assad que les Occidentaux, avant d’être lâchée par ses alliés. Son rapprochement du vieil ennemi russe, enfin? La Russie est le seul pays, vu d’Ankara, à se montrer cohérent et fiable.
«A Londres, on restera en grande partie dans le non-dit, pronostique JeanPierre Maulny. Personne n’a envie d’ouvrir la boîte de Pandore. Et, après tout, Erdogan est coutumier des brusques retournements. Rien ne dit qu’il ne désarçonnera pas ses alliés en changeant de nouveau de position.» ▅