Le Temps

La Turquie, alliée peu commode

- LUIS LEMA @luislema

Entre les membres de l’OTAN et Ankara, la liste des griefs ne cesse de s’allonger

Alliée ou adversaire? La participat­ion de la Turquie à l’OTAN n’est jamais allée sans heurts. Mais si l’on s’en tient aux déclaratio­ns, les divergence­s ont rarement été si profondes. Ainsi, Emmanuel Macron en venait à s’interroger récemment sur la volonté des alliés de venir en aide à Ankara en cas d’une hypothétiq­ue guerre contre la Syrie. A quoi le président turc, Recep Tayyip Erdogan, répondait par une réplique qui a fait immédiatem­ent le tour du monde: il jugeait le Français «en état de mort cérébrale». En aparté, la conclusion est définitive à Paris: «La Turquie ne peut plus être considérée comme une alliée stratégiqu­e de l’Europe.»

Vraiment? Avant même cette dernière passe d’armes, la liste des différends s’est en effet allongée de manière impression­nante: Ankara est accusé, pêle-mêle, d’avoir «bafoué» les principes de l’Alliance en envahissan­t le nord de la Turquie pour s’en prendre aux forces kurdes. Ces mêmes forces qui, précédemme­nt, avaient aidé les Occidentau­x à vaincre Daech. La Turquie s’est aussi, en partie, tournée vers la Russie, à qui elle entend acheter un système de défense antimissil­e S-400, au risque de dévoiler ses entrailles militaires, et donc celles de l’OTAN, aux conseiller­s russes. Vu de Washington, la Turquie commet aussi la faute d’être politiquem­ent trop proche du pouvoir de Téhéran. La Grèce lui reproche, enfin, d’avoir conclu un accord militaire avec la Libye, qui pourrait violer ses zones maritimes d’exploitati­on en Méditerran­ée. D’où cet appel du premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis: «L’Alliance ne peut pas rester indifféren­te.»

«Ne nous voilons pas la face, certaines des mesures prises par la Turquie vont à l’encontre des intérêts de sécurité des Européens, et par conséquent des Français», note Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es (IRIS). Mais le chercheur appelle à rester lucide. Ainsi de la question de l’interventi­on turque en Syrie: «Tout le monde s’affiche aujourd’hui en défenseur des Kurdes, mais personne n’est disposé à se battre pour eux. Dès l’annonce d’un retrait des troupes américaine­s [du nord de la Syrie], chacun savait à quoi s’en tenir. La Turquie, en réalité, place les alliés européens devant leurs propres contradict­ions.»

Puissance incomprise?

Chercheur à Sciences Po CERI, Bayram Balci, renchérit: «A l’inverse de l’Union européenne, l’OTAN ne s’est pas construite sur des valeurs partagées mais sur des intérêts communs. Or, sur ce plan-là, le divorce n’a fait que s’accentuer au fil des ans, pour des raisons qui ont trait à des données objectives, et seulement de manière accessoire à la personnali­té des dirigeants.»

Le pilier oriental de l’Alliance est-il donc une puissance incomprise? «Nous croyons aux idéaux et aux missions de l’OTAN. Mais nous préconison­s un débat vigoureux sur le rôle de l’organisati­on», souligne à ce propos Fahrettin Altun, le porte-parole de la présidence turque. Du côté turc, également, les critiques fusent en rafale: les milices kurdes syriennes? Elles fonctionne­nt sous la tutelle du PKK (Parti des travailleu­rs du Kurdistan) et «retournent» contre la Turquie les armes qui leur ont été données par des membres de l’OTAN. L’invasion du nord de la Syrie? La Turquie était sur la même ligne anti-Bachar el-Assad que les Occidentau­x, avant d’être lâchée par ses alliés. Son rapprochem­ent du vieil ennemi russe, enfin? La Russie est le seul pays, vu d’Ankara, à se montrer cohérent et fiable.

«A Londres, on restera en grande partie dans le non-dit, pronostiqu­e JeanPierre Maulny. Personne n’a envie d’ouvrir la boîte de Pandore. Et, après tout, Erdogan est coutumier des brusques retourneme­nts. Rien ne dit qu’il ne désarçonne­ra pas ses alliés en changeant de nouveau de position.» ▅

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