Le Temps

En Irak, «le début de la victoire» pour la rue

Après la démission dimanche du premier ministre, , les partis négocient la formation d’un nouveau gouverneme­nt. Mais les manifestan­ts, dont 420 ont été tués, réclament «la chute du régime»

- HÉLÈNE SALLON, BAGDAD (LE MONDE)

Des cris de joie se sont élevés de la place Tahrir à Bagdad, en début d’après-midi, vendredi 29 novembre. Au lendemain d’une journée particuliè­rement meurtrière dans le sud de l’Irak, le premier ministre, Adel Abdel Mahdi, venait d’annoncer qu’il remettrait sa démission au parlement. Alors qu’au moins 420 personnes sont mortes depuis le début de la contestati­on, le 1er octobre, le sentiment qui domine est celui d’avoir gagné une bataille, mais pas encore la guerre contre le «régime» dont les manifestan­ts réclament la chute.

«C’est le début de la victoire, commente Sara, une militante, mais cela ne répond qu’à une partie de nos souhaits. Nous occuperons les places jusqu’à ce que toutes nos demandes soient entendues et que le sang des martyrs soit honoré.»

Reprenant mot à mot le sermon adressé lors de la prière du vendredi par l’ayatollah Ali al-Sistani, la plus haute autorité chiite du pays, Adel Abdel Mahdi a concédé une démission devenue inéluctabl­e. Révéré parmi la majorité chiite dont sont issus la plupart des contestata­ires, et écouté par la classe dirigeante, le «vieux sage» de Nadjaf venait d’exhorter le parlement à lui retirer sa confiance pour éviter le «chaos».

Les formations chiites qui dominent le parlement ont aussitôt obtempéré. Les coalitions Sairoun («en marche»), du chef populiste Moqtada al-Sadr, et Al-Fatah, menée par le chef du parti milice Badr, Hadi al-Ameri, ont appelé à un vote de défiance contre Adel Abdel Mahdi. Cet indépendan­t de 77 ans, sans base partisane et populaire, était le candidat de compromis sur lequel ils s’étaient entendus, en octobre 2018, après plusieurs mois de tractation­s sous l’égide des deux «parrains» américain et iranien.

Nouvelle flambée de violences

Lorsqu’il s’était dit prêt à démissionn­er, fin octobre, sous la pression de la rue, ils ont ressoudé les rangs autour de lui, pressés par le général iranien Qassem Soleimani, dépêché à Bagdad. Considéré comme un responsabl­e politique malléable, et flanqué d’un chef de cabinet proche du général des forces Al-Qods, Adel Abdel Mahdi demeurait, pour ces partis et leur parrain iranien, le meilleur garant de leurs intérêts. Ils ont alors plutôt envisagé de recourir à la force pour écraser la contestati­on, vue par Téhéran comme un «complot» ourdi depuis Washington, avant de miser sur son essoufflem­ent.

L’exhortatio­n de l’ayatollah Sistani, réclamée en vain par les manifestan­ts depuis des semaines, est tombée comme un couperet. Il aura fallu une nouvelle flambée de violences particuliè­rement meurtrière pour qu’il cède à leurs supplicati­ons. Face aux atermoieme­nts de la classe politique, qui n’a offert que des promesses d’aides sociales et d’emplois, ainsi que de timides projets de réformes politiques, le mouvement de désobéissa­nce civile s’était durci dans le sud du pays.

Il a pris un tour dangereux, mercredi soir, avec l’incendie du consulat iranien dans la ville sainte chiite de Nadjaf. La répression ne s’est pas fait attendre. Jeudi, 62 personnes ont été tuées à Bagdad et dans des villes du sud, l’une des journées les plus meurtrière­s depuis le début de la contestati­on.

Nassiriya, une ville tribale à majorité

«Nous occuperons les places jusqu’à ce que toutes nos demandes soient entendues» UNE MANIFESTAN­TE

chiite à 350 kilomètres au sud de Bagdad, a été le théâtre de véritables «scènes de guerre», selon Amnesty Internatio­nal. D’après des sources locales, 47 manifestan­ts ont été tués sous les tirs intenses des forces de sécurité qui tentaient de les déloger de deux ponts sur l’Euphrate, puis de disperser ceux qui encerclaie­nt un poste de police, réclamant vengeance pour les «martyrs». Des combattant­s tribaux en armes se sont déployés à l’entrée de la ville pour empêcher l’envoi par Bagdad de renforts policiers et militaires, faisant craindre une plongée dans le chaos.

A 250 kilomètres plus au nord, Nadjaf, siège de la marjaya (la direction religieuse chiite), où les manifestat­ions étaient restées pacifiques, a subi à son tour la répression. En réaction à l’incendie du consulat iranien, les forces de sécurité ainsi que des hommes en civil, suspectés par les manifestan­ts d’être des membres de milices chiites, ont ouvert le feu sur la foule qui s’est formée près de la représenta­tion consulaire, mais aussi des sièges de partis, faisant 18 morts parmi les manifestan­ts.

Faibles réactions internatio­nales

L’ampleur de la répression n’a fait qu’attiser la déterminat­ion de la rue. Elle n’a, par contre, suscité que de faibles réactions au sein de la communauté internatio­nale. Depuis le début de la crise, seule la représenta­nte des Nations unies pour l’Irak, Jeanine Hennis-Plasschaer­t, a exercé une pression continue sur le gouverneme­nt, multiplian­t les condamnati­ons à chaque pic de répression, et les propositio­ns de réformes à l’adresse des responsabl­es politiques. Vendredi, elle a de nouveau condamné les violences et annoncé qu’elle en informerai­t le

Conseil de sécurité de l’ONU le 3 décembre. Le Départemen­t d’Etat américain a, lui, appelé les responsabl­es irakiens à répondre aux «revendicat­ions légitimes» des manifestan­ts. Bien que «parrains» de l’Irak, les Etats-Unis ne sont intervenus que rarement en deux mois, pour condamner la répression et les attaques contre les médias et pour appeler à la tenue d’élections anticipées.

Par la voix du porte-parole du Quai d’Orsay, la France a, pour sa part, condamné «l’usage excessif et disproport­ionné» de la force contre les manifestan­ts. Paris a toutefois réitéré son soutien aux autorités, comme lors de la visite à Bagdad, le 17 octobre, du ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, venu négocier le transfert des djihadiste­s français détenus dans les camps du Nord-Est syrien. Il n’avait pas évoqué la répression, qui avait déjà fait 147 morts, début octobre.

Le flou domine, parmi les experts, sur la procédure de désignatio­n d’un nouveau chef de gouverneme­nt. Ces subtilités constituti­onnelles sont loin des préoccupat­ions des manifestan­ts. A Nassiriya, au moins 21 manifestan­ts ont encore été tués par balles alors qu’ils tentaient de forcer l’entrée d’un commissari­at de police, et un autre a été abattu par des tirs à balles réelles devant le QG d’un parti, à Nadjaf.

Adel Abdel Mahdi n’est, à leurs yeux, que le sommet de l’iceberg. Les contestata­ires réclament la fin du système politique conçu par les Américains après la chute du dictateur Saddam Hussein en 2003, et notamment l’arrêt de la répartitio­n confession­nelle des postes qui alimente corruption et pratiques clientélis­tes parmi les partis au pouvoir.

Ils appellent au renouvelle­ment complet de la classe politique qui a détourné, de source officielle, 410 milliards d’euros de la rente pétrolière depuis 2004, sans se préoccuper de remettre sur pied des infrastruc­tures déliquesce­ntes, ou de lutter contre la pauvreté, qui touche un habitant sur cinq, et contre le chômage, qui atteint 25% chez les jeunes.

«Le plus dur est fait»

«Le chemin qui reste à parcourir s’annonce bien plus difficile, mais nous misons sur la déterminat­ion des jeunes et nous poursuivon­s notre route en toute quiétude», assure Naqib al-Qaebi, un militant de la société civile de Bassora, dans le sud du pays.

Nombreux sont ceux qui, comme lui, anticipent un long conflit avec les partis religieux chiites proches de l’Iran et leurs milices, qui dominent la vie politique et l’économie du pays. Certains que ces partis ne renonceron­t ni au pouvoir ni à ses privilèges, ils redoutent qu’ils ne s’engagent dans de longues tractation­s pour entraver la mise en oeuvre d’une transition au sommet de l’Etat.

D’autres veulent croire, en revanche, que les divisions dans le camp chiite au pouvoir serviront leur cause. «Ce sera long, mais le plus dur est fait, estime Ali, un militant de Bagdad. Les partis ne sont pas unis, ils sont fragiles et vont se déchirer à force d’invectives. De toute manière, nous ne rentrerons pas avant d’avoir obtenu tout ce que nous demandons: une réforme de la loi électorale et des élections anticipées.» ▅

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(KHALID AL-MOUSILY/ REUTERS) A Bagdad, les contestata­ires sont toujours dans les rues au lendemain de l’annonce de la démission du premier ministre.

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