Le Temps

Une avocate accusée d’avoir blanchi le magot de la bière

- FATI MANSOUR @fatimansou­r

Conseillèr­e de feu la vicomtesse Amicie Bailo de Spoelberch et de ses deux fils adoptifs, la prévenue est accusée d’avoir détourné des actions et caché l’argent en Suisse. Cette dernière conteste l’origine criminelle de ce patrimoine

Une histoire belge occupe cette semaine les juges genevois. Ses ingrédient­s ont quelque chose de romanesque. Un empire brassicole, une fortune colossale, des montages financiers, des actions au parcours étrange, une famille déchirée, des héritiers à la dérive et une possible trahison. Sur le banc des prévenus, celle que ses proches prénomment Fara, avocate au Barreau luxembourg­eois au moment des faits, conseil de feu la vicomtesse Amicie Bailo de Spoelberch, est accusée d’avoir spolié cette richissime famille et dissimulé le produit de son crime en utilisant la place financière suisse.

«J’ai bossé dur. Mon moteur, c’est mon travail.» Emue et combative à la fois, Fara, 57 ans, se compare «à une mouche prise dans une toile» maléfique. Elle se présente comme la victime d’une conspirati­on ourdie par des héritiers en proie à une guerre de succession, une incomprise qui n’aurait fait que recevoir ces titres en guise de paiement pour des honoraires promis à l’origine dans une convention désormais taxée de faux. Face aux juges, la prévenue persiste: «Je confirme la légitimité de mon patrimoine.»

La liste Falciani

Pour comprendre cette affaire plutôt compliquée et jalonnée de rebondisse­ments, il faut faire un saut dans le passé. Une partie des faits a été définitive­ment tranchée en 2016 par la justice du Grand-Duché. Fara a été condamnée à 24 mois de prison, dont 15 avec sursis, pour avoir tenté d’escroquer la milliardai­re belge en la poussant à signer un testament qui faisait d’elle sa légataire universell­e. La méfiance d’un notaire, qui avait demandé à s’entretenir seul avec la vicomtesse, a eu raison du stratagème que la prévenue conteste toujours.

Lors du même procès, l’avocate a été acquittée du vol de 815000 titres Interbrew (devenu depuis le leader mondial de la bière Anheuser-Bush Inbev) que les deux fils adoptifs de la vicomtesse (nés du premier lit de son époux) recherchai­ent et qui valaient à l’époque environ 25 millions d’euros (trois fois plus aujourd’hui). Le doute a bénéficié à Fara malgré les Swissleaks et leur lot de révélation­s. Son nom, associé à un dépôt de 43 millions de dollars, était apparu en cours de procédure sur la liste volée par Hervé Falciani, l’ancien informatic­ien d’HSBC. Mais cela n’a pas suffi à relancer l’enquête luxembourg­eoise.

La couverture médiatique va toutefois provoquer une déferlante de signalemen­ts de la part des banques genevoises qui s’inquiètent soudain des risques liés aux avoirs de cette avocate devenue sulfureuse et à ces fameuses actions Interbrew, qu’elle avait déposées en 2005 sur les comptes de moult sociétés offshore avant de les liquider et de ventiler le produit des ventes. Une enquête est ouverte par le Ministère public genevois.

«Midnight Express»

Visée par un mandat d’arrêt, Fara, repérée par des détectives privés, est interpellé­e, le 5 juillet 2017, lors de ses vacances en Grèce. «J’ai passé une semaine dans la cellule de la police du port et deux mois dans une prison digne de Midnight Express», se rappelle l’avocate. Extradée, elle fait encore huit mois de détention provisoire à Champ-Dollon. En «résidence forcée» à Genève dans l’attente de son procès, elle doit lâcher le Family Office qu’elle voulait développer à Londres pour Européens en quête de structures fiscales avantageus­es. Sa fortune séquestrée, aidée par sa famille, elle consacre désormais son temps à faire du bénévolat et à s’occuper de sa défense.

Elle «a morcelé son butin initial en six portions déposées dans des banques à Genève puis, de là, n’a eu de cesse durant douze ans de transférer les avoirs»

ACTE D’ACCUSATION

Selon l’acte d’accusation, qui retient le blanchimen­t par métier et les faux dans les titres, l’avocate a multiplié les transferts aux quatre coins du globe afin d’ajouter «une nouvelle couche d’opacité et d’intraçabil­ité» aux fonds détournés. Elle «a morcelé son butin initial en six portions déposées dans des banques à Genève puis, de là, n’a eu de cesse durant douze ans de transférer les avoirs» vers d’autres comptes, à d’autres noms, dans d’autres banques et en utilisant à leur insu plusieurs membres de sa famille. Des manipulati­ons qui lui auraient permis d’empocher des dizaines de millions d’euros, notamment grâce à la vente de ces actions dont la valeur a explosé en bourse.

Fara ayant été acquittée au Luxembourg du vol des titres déposés dans un coffre – «un sérieux écueil», dira ici la défense – le parquet genevois doit s’appuyer sur un autre crime préalable au blanchimen­t d’argent. Le Ministère public, désormais représenté dans ce dossier par Niki Casonato, considère ainsi qu’une infraction au patrimoine a été commise, selon toute vraisembla­nce, lorsque l’avocate a abusé de son influence sur les deux frères, qui venaient de perdre leur père, et qui «se trouvaient soudaineme­nt propulsés, sans plus aucune référence à leur famille de sang et à leur passé, dans les méandres d’une vie d’enfants adoptifs de la vicomtesse de Spoelberch et par là d’héritiers futurs d’une fortune colossale, à laquelle rien ne les avait préparés et alors qu’ils étaient à peine majeurs».

Dans cette situation, ces derniers auraient accordé une confiance aveugle à Fara et signé tout ce qu’elle leur remettait sans rien vérifier. Un contexte qui aurait permis à la prévenue de reprendre possession des titres sans qu’ils le comprennen­t, commettant ainsi très probableme­nt une escroqueri­e. Un rapport d’expertise psychiatri­que récent mentionne «un état gravement détérioré» pour l’un des frères qui souffre d’addiction et de problèmes psychiques. Il n’a jamais été entendu lors de l’enquête et a produit un certificat médical d’incapacité pour être dispensé de l’audience.

«Bobos de riches»

De quoi faire bondir les avocats de la prévenue, Mes Pascal Maurer, Yaël Hayat et Mathias Zinggeler, peu convaincus par l’ampleur de «ces bobos de riches». Le grand malade (également suivi par un détective) a été vu à Saint-Tropez en train de faire du jet-ski et d’offrir du champagne à tous les clients d’une boîte de nuit. Il sort régulièrem­ent à Genève. «Il est vivant partout sauf ici.» Leur demande de faire comparaîtr­e cet héritier, ou d’ordonner un complément d’expertise, a été rejetée.

L’aîné des frères, assisté de Mes Pierre de Preux et Dominique Lecoq, est quant à lui bien présent aux débats. Il n’a pas eu l’occasion de s’exprimer durant cette première journée monopolisé­e par les longues explicatio­ns de son ancienne avocate, qui le traite de fieffé menteur. ▅

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(CECILIA BOZZOLI POUR LE TEMPS) En haut à gauche, le procureur Niki Casonato. Au centre, la prévenue. Derrière elle, ses avocats, Mes Pascal Maurer et Yaël Hayat.

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