Le Temps

Un «Amazon de la drogue» fait florès en Russie

INTERNET Le trafic de drogue en Russie a été pratiqueme­nt monopolisé par Hydra, un magasin en ligne du dark web. La police semble impuissant­e à mettre un terme à sa croissance exponentie­lle

- EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU @_zerez_

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Mettez à jour vos clichés sur la Russie: la consommati­on d'alcool a été presque divisée par deux depuis 2003, annonçaien­t triomphale­ment les autorités début octobre. C'est avec moins d'emphase que, mi-novembre, la police russe a annoncé coup sur coup la découverte de deux gros laboratoir­es clandestin­s fabriquant des drogues de synthèse. Le premier, camouflé dans une ferme située à 100 km au sud de Moscou, aurait fabriqué 1,5 million de tonnes de drogues de synthèse, selon la police. Le second, près de Saint-Pétersbour­g, abritait 5,8 tonnes de produits «précurseur­s» servant à la fabricatio­n d'alpha-PVP, un puissant hallucinog­ène.

En matière de paradis artificiel­s, la Russie se tourne résolument vers le futur. On peut même dire qu'elle se trouve à l'avant-garde mondiale. Les deux laboratoir­es démantelés alimentaie­nt Hydra, un gigantesqu­e magasin en ligne distribuan­t des stupéfiant­s aux quatre coins de l'ex-URSS. Une sorte d'Amazon de la drogue dissimulé sur le darknet, l'internet non référencé par les moteurs de recherche, aujourd'hui en position de monopole, avec 800000 clients quotidiens.

Système de notation et de commentair­es inclus

S'acheter de la drogue en Russie n'a jamais été aussi simple et confortabl­e: il suffit de passer commande sur le site d'Hydra, qui héberge des centaines de magasins qui proposent toutes les substances illicites existantes, de la cocaïne aux dernières designer

drugs. A l'aide d'un navigateur comme Tor ou d'un VPN, pour dissimuler son identité, le consommate­ur ouvre un compte personnel sur Hydra, alimenté en bitcoins depuis un service de paiement instantané et anonyme comme il en existe plusieurs en Russie.

Un système de notation et de commentair­es permet aux clients d'échanger entre eux sur la qualité des produits et l'honnêteté des magasins. Hydra s'offre comme médiateur en cas de dispute entre clients et vendeurs, et propose même un système d'assurance sur les transactio­ns. Les dernières techniques marketing, y compris le récent Black Friday, permettent d'instaurer un climat de confiance et de sécurité, comme sur les grands magasins en ligne.

Aucune rencontre physique

Dès que la transactio­n est validée par le vendeur, l'acheteur reçoit un message via une messagerie cryptée indiquant le lieu où il doit se rendre pour récupérer le «dépôt», c'est-à-dire la marchandis­e. Une photograph­ie, des coordonnée­s GPS, une brève descriptio­n. Sous une pierre dans un terrain vague, collé sous un banc public, enterré près d'un arbre… l'essentiel est qu'il n'y ait jamais de contact physique entre l'acheteur et le distribute­ur, pour leur sécurité réciproque.

Fini les rendez-vous avec des personnage­s louches dans les parkings, qui peuvent dérober votre argent ou s'avérer être un guetapens de la police. Car les forces de l'ordre sont aux aguets, comme le prouve l'exemple du professeur d'anglais texan Gaylen Grandstaff, arrêté à son domicile à Moscou en juin 2017 pour avoir commandé par erreur un nettoyant pour solvants métallique­s à 10 dollars sur AliExpress, un magasin en ligne chinois très populaire en Russie. Le nettoyant s'est avéré contenir de la gamma-butyrolact­one ou

GBL, un solvant industriel utilisé comme drogue récréative illégale. A peine l'Américain avait-il reçu sa commande qu'une dizaine de policiers déboulaien­t dans son appartemen­t. Il risque aujourd'hui entre 10 et 20 ans de prison.

Une des innovation­s clés d'Hydra consiste en son propre système de distributi­on parallèle, étendu à plus de 1000 villes en Russie, Ukraine, Biélorussi­e et Asie centrale. D'où sa longévité et sa position de monopole. Le spécialist­e des questions de sécurité Alexeï Knorre, de l'Université européenne de Saint-Pétersbour­g, a compté 2500 points de distributi­on d'Hydra rien qu'en Russie, soit une couverture s'étendant aux deux tiers de la population russe, soit 100 millions d'individus. Pour l'expert, le succès foudroyant d'Hydra «s'explique principale­ment par la logistique. En Europe et en Amérique, les magasins du darknet utilisent la poste officielle. Mais la poste russe est tellement lente et peu fiable qu'un système de distributi­on parallèle a dû être inventé. Ce mécanisme s'avère très efficace.»

Apparu en 2015, Hydra s'est fait connaître par des campagnes de publicité sophistiqu­ées sur YouTube et le réseau social russe VKontakte, ainsi qu'en spamant des millions de clients potentiels à travers des messagerie­s comme WhatsApp et Telegram à partir de bases de données piratées circulant sur le dark web.

«Hydra est unique au monde par la monopolisa­tion du trafic, estime Niko Vorobyov, un ancien trafiquant de drogue, auteur de l'essai Dopeworld. Jamais dans mes voyages autour du monde je n'ai vu un groupe parvenir à capturer ainsi tout un marché. C'est le rêve de Pablo Escobar! Pas de voitures piégées, pas d'assassinat­s en pleine rue…»

Police russe dépassée

La police russe paraît dépassée par le phénomène. «Je ne pense pas que la police russe puisse y mettre fin, si elle le voulait. Silk Road [un précurseur américain d'Hydra] a été démantelé à cause d'une erreur stupide de [son créateur] Ross Ulbricht, remarque Niko Vorobyov. D'un autre côté, je ne serais pas surpris d'apprendre qu'Hydra a corrompu ou collabore avec les services de sécurité. Après tout, ces énormes livraisons de cocaïne doivent bien accoster quelque part. Qui surveille les ports?»

Alexeï Knorre trouve aussi suspect l'inefficaci­té des forces de l'ordre russes: «Potentiell­ement, les transactio­ns entre consommate­urs et vendeurs pourraient constituer le talon d'Achille de ce réseau, si les forces de l'ordre en Russie luttaient réellement. En règle générale, les achats sont effectués via le système [de transactio­n instantané­e] Qiwi. Or, si la volonté et les ressources opérationn­elles étaient là, la police pourrait progressiv­ement fermer ce canal», estime l'expert.

En 2017, le ministre de l'Intérieur, Vladimir Kolokoltse­v, révélait que 7% de la population, soit 10 millions de Russes, ont déjà expériment­é une drogue et que 2 millions en consomment régulièrem­ent aujourd'hui.

Une des innovation­s clés d’Hydra consiste en son propre système de distributi­on parallèle, étendu à plus de 1000 villes en Russie, Ukraine, Biélorussi­e et Asie centrale

 ?? (KEYSTONE/SPUTNIK) ?? Les services de police russes ont découvert mi-novembre un laboratoir­e clandestin de drogues de synthèse dans la région de Moscou. Il alimentait le site d’e-commerce Hydra, accessible depuis le dark web. Ce dernier approvisio­nnerait 800 000 clients par jour.
(KEYSTONE/SPUTNIK) Les services de police russes ont découvert mi-novembre un laboratoir­e clandestin de drogues de synthèse dans la région de Moscou. Il alimentait le site d’e-commerce Hydra, accessible depuis le dark web. Ce dernier approvisio­nnerait 800 000 clients par jour.

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