Le Temps

«Brooklyn Affairs» perpétue avec talent la tradition américaine du film noir. Et les sorties de la semaine

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

A New York dans les années 1950, un privé atteint du syndrome de la Tourette enquête sur un scandale immobilier. Ecrit, réalisé et interprété par Edward Norton, «Brooklyn Affairs» perpétue avec classe la tradition américaine du film noir

Frank Minna (Bruce Willis) a rendez-vous avec trois canailles. Il définit un protocole d’urgence avec ses adjoints en planque devant l’immeuble. Les négociatio­ns échouent. Le détective est embarqué pour une destinatio­n inconnue. Ses hommes arrivent trop tard: blessé par balle, il meurt en disant «Formose».

En imposant une tension psychologi­que suivie d’une séquence motorisée haletante, Brooklyn Affairs touche au coeur du polar classique. Une dissonance singulière relève toutefois le genre: Lionel Essrog (Edward Norton) souffre du syndrome de Gilles de la Tourette. Atteint de tics moteurs et vocaux incontrôla­bles, il rugit des suites de mots énervés. Il explique qu’il a «comme du verre dans la tête».

Hormis ces effervesce­nces, il est doté d’une vive intelligen­ce et d’une mémoire eidétique. Indéniable­ment agaçant, le handicap n’est pas rédhibitoi­re pour le spectateur, il participe au contraire à la tension dramatique, Edward Norton maîtrisant aussi bien la gestuelle éruptive que le tempo de ces explosions intempesti­ves.

Par lâcheté ou par intérêt, les collègues de l’agence de détectives renoncent à enquêter sur la mort de Frank. Lionel, qui a hérité du chapeau de son mentor et patron, se met en piste. Il fait la tournée des bars et comprend que «Formose» ne mène pas en Chine mais vers Moses Randolph, un promoteur immobilier.

Discrimina­tion raciale

Excellent comédien vu dans Larry Flynt, Fight Club, Moonrise Kingdom ou Birdman, Edward Norton passe pour la deuxième fois derrière la caméra après Au nom d’Anna (2000) et signe un film admirable. Brooklyn Affairs renoue avec une longue tradition du film noir américain. Il renvoie à la corruption de L.A. Confidenti­al, à la paranoïa des Trois Jours du Condor, aux filatures en voiture de French Connection et surtout à Chinatown,

avec son détective esquinté, ses magouilles et ses secrets de famille. Le film de Polanski s’inscrit dans la guerre de l’eau qui fit rage en Californie dans les années 1930. En adaptant un roman de Jonathan Lethem, Edward Norton déplace l’intrigue de la fin du XXe siècle aux années 1950 et se concentre sur les bouleverse­ments urbanistiq­ues de New York. Il reconstitu­e superbemen­t cette ville disparue avec notamment une scène à Penn Station, gare détruite en 1964.

Le personnage de Moses Randolph se base sur l’urbaniste Robert Moses. Dans Variety, Edward Norton compare ce démiurge à Darth Vader, «un Jedi passé du côté obscur de la force qui a brisé la vie des gens de façon malveillan­te et intentionn­elle». Le «maître de la constructi­on» a ouvert de grands boulevards, construit des ponts et favorisé l’automobile aux dépens des transports publics – «Les voitures sont un cancer que les routes permettent de métastaser», philosophe un protagonis­te… Ces grands travaux se sont naturellem­ent faits sur le dos des collectivi­tés les plus défavorisé­es.

Résolument jazz

Alec Baldwin interprète l’avatar cinématogr­aphique du bâtisseur. Massif, grossier, brutal, il incarne la puissance de l’argent. La discrimina­tion raciale sous-tend ses opérations immobilièr­es. Il méprise les pauvres des quartiers qu’il rase («Ces gens sont invisibles»), se place au-dessus des lois et de la morale: «Si j’ai envie de baiser une fille de couleur dans un hôtel, je le fais», gronde le nabab.

Agité et systématiq­ue, concentré et vociférant, l’enquêteur aux synapses court-circuitées remonte la piste des assassins. Il se faufile dans des dîners de gala, assiste à des assemblées houleuses. Il rencontre un ingénieur déchu ressassant son ressentime­nt (Willem Dafoe), des activistes luttant contre les destructio­ns telle Laure Rose (Gugu Mbatha-Raw). Cette belle métisse détient sans le savoir la clé de l’affaire et noue avec l’enquêteur un lien relevant de la tendre complicité bien davantage que de l’amour.

La bande-son de Brooklyn Affairs est résolument jazz. Thom Yorke, de Radiohead, a composé une chanson, Daily Battles, que Wynton Marsalis a arrangée dans le style du Miles Davis des années 1950. Avec son caractère rude et sa voix éraillée, le leader du combo qui joue dans le club où Laure a ses habitudes évoque l’homme à la trompette d’or. Le bop met Lionel en transe, il scatte comme un possédé. Après le concert, le trompettis­te et le détective sympathise­nt. Ils comparent leur douleur, cette tête toujours en ébullition. «Toi tu as au moins une trompette», relève Lionel.

VVV Brooklyn Affairs (Motherless Brooklyn), de et avec Edward Norton (Etats-Unis), avec Gugu Mbatha-Raw, Alec Baldwin, Bruce Willis, Willem Dafoe, Cherry Jones, 2h25.

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