Le Temps

DVD et Blu-ray: autopsie d’un déclin

Le Karloff, dernier magasin indépendan­t et spécialisé à vendre des DVD en Suisse romande, fermera ses portes en mars. Une situation qui en dit long sur le désamour d’un produit dépassé par la concurrenc­e

- JULIE EIGENMANN @JulieEigen­mann

Le Karloff était le dernier vendeur de DVD indépendan­t de Lausanne. Il annonce sa fermeture, après vingt-cinq ans de bons et loyaux services

■ Concurrenc­e en ligne, plateforme­s de streaming: le DVD est victime de la dématérial­isation qui a touché l’industrie de la musique dès le début du millénaire

■ En Suisse, la consommati­on numérique de films a dépassé les ventes physiques en 2017. Les ventes de DVD avaient alors baissé de 24,3%

■ Pour le directeur de la Cinémathèq­ue suisse, Frédéric Maire, le DVD a encore de l’avenir en tant qu’objet de niche destiné aux cinéphiles

Au Karloff à Lausanne s’accumulent les DVD depuis presque vingt-cinq ans. Sur des rangées et des rangées se côtoient le documentai­re Demain, le mythique Chantons sous la pluie ou encore le populaire Bienvenue chez les Ch’tis. Michael Frei, 53 ans, nous accueille derrière son comptoir, le visage encadré par deux piles de films. En mars prochain, le propriétai­re du Karloff fermera boutique, a appris Le Temps mardi. Ce temple du film a été le premier magasin en Suisse romande à vendre et à louer des DVD. C’était en 1998, un an après l’ouverture de la boutique qui proposait déjà des cassette vidéos. Le Karloff était la dernière boutique indépendan­te et spécialisé­e en Suisse romande, et comptait un employé.

«Cette fin n’est pas une surprise. Je suis triste mais soulagé de pouvoir en parler», réagit Michael Frei. Le magasin a connu nombre d’années difficiles mais l’an dernier, la situation est devenue «irréversib­le». «Nous avons constaté un tournant avec Netflix: l’engouement s’est traduit en une baisse de nos ventes d’environ 15%, ajoutée à des baisses continuell­es des années précédente­s.» Le chiffre d’affaires de l’entreprise est aujourd’hui de 600000 francs.

Un âge d’or entre 1999 et 2002

Pour le propriétai­re, tous les concurrent­s n’ont pas eu le même impact. «De grandes enseignes comme la Fnac sont très fortes, mais nous proposons encore le même produit. Netflix et le streaming, c’est un véritable changement sociétal, une nouvelle façon de consommer.» En trente minutes, nous avons été interrompu­s trois fois par des clients. Un jeune garçon demande l’avis du propriétai­re sur Star Wars, et veut savoir s’il peut trouver les derniers épisodes de la série Dragons. «Je les ai reçus ce matin», sourit Michael Frei. «C’est vrai?! On peut les prendre??» s’agite le garçon en se tournant vers sa grand-mère.

Les clients se sont faits toujours plus rares, après un âge d’or entre 1999 et 2002. «C’était magique, nous étions le seul magasin à proposer vente et location des DVD, avant que les grandes enseignes ne suivent cette tendance. Aujourd’hui c’est l’inverse, ce sont eux qui ont senti le vent tourner et ils ont déjà commencé à retirer leurs DVD des rayons.» En effet, à Lausanne, le rayon DVD de Manor a été supprimé en septembre 2017 déjà. Et quand il ne s’agit pas tout simplement de suppressio­n, l’offre est revue à la baisse, comme c’est le cas à la Fnac. «Nous constatons une chute de 30% des ventes de DVD sur cinq ans sur l’ensemble de la Suisse, rapporte Jérémy Nieckowski, porte-parole de Fnac Suisse. Ces produits sont menacés par la dématérial­isation des supports et les télécharge­ments. Nous avons réduit un peu nos rayons dans plusieurs de nos magasins, mais nous conservons environ 4000 références, en magasin et sur notre site.»

«Vous existez toujours!?»

La concurrenc­e a laissé peu de chances aux indépendan­ts. Avant Le Karloff, l’enseigne Aker, à Genève, a fermé boutique il y a trois ans. «Nous vendions beaucoup moins et je me disais que ça ne pouvait pas aller dans un autre sens», se souvient sa propriétai­re Chantal Rime. Elle continue de vendre en ligne des DVD, mais aussi des livres et des bandes dessinées.

Les enseignes de location font, elles, déjà partie du passé puisque le dernier vidéoclub romand, Le Cinoche, a fermé cet été à Genève. Michael Frei du Karloff avait arrêté de louer en 2005 pour se concentrer sur la vente.

Pour le cinéphile, voir les ventes chuter a été une épreuve. Les remarques des clients ont été douloureus­es aussi. «Quand on entend «Vous existez toujours!?», c’est dit avec candeur, mais la répétition use.» Le contact avec les clients, c’est aussi et surtout ce qu’il retient de ces années: «J’ai pu avoir des discussion­s passionnan­tes avec des personnes de tous âges et de tous milieux.» Michael Frei a aujourd’hui des projets en collaborat­ion avec la Cinémathèq­ue suisse.

Sa peur? Que les producteur­s de films souffrent de cette baisse des ventes et que l’offre cinématogr­aphique en pâtisse. «J’ai un catalogue de plus de 55000 films, le nombre disponible sur Netflix est moins important (le catalogue aux Etats-Unis permettait, en 2018, de regarder 4010 films). Je crains qu’à terme des milliers de films ne soient plus accessible­s.»

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Michael Frei: «Quand on entend «Vous existez toujours!?», c’est dit avec candeur, mais la répétition use.»

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