Le Temps

L’histoire d’une tête coupée

ANTHROPOLO­GIE L’Université de Genève a inhumé ce mardi une tête tranchée en provenance d’Afrique australe, vingt-quatre ans après l’avoir retrouvée dans ses collection­s

- CATHERINE FRAMMERY @cframmery COLLABORAT­ION: SYLVIA REVELLO

Mardi après-midi, l’Université de Genève a inhumé une tête tranchée, vingt-quatre ans après l’avoir retrouvée dans les cartons de ses collection­s anthropolo­giques. Une tête impression­nante, qui va faire tourner celles des anthropolo­gues, juristes et scientifiq­ues de l’alma mater. D’où vient-elle, pourquoi et comment est-elle arrivée là, et quel sort lui réserver? L’inhumation, hier au cimetière Saint-Georges du Petit-Lancy, de ce défunt pour le moins singulier constituai­t en fait la dernière étape d’une longue histoire, que Le Temps a reconstitu­ée.

Lentement, la voiture noire s’avance. A l’intérieur, un petit cercueil en bois clair. Autour du carré des inconnus du cimetière Saint-Georges, au PetitLancy, tous les regards sont braqués sur lui en ce mardi après-midi glacial. Il y a là Yves Flückiger, le recteur de l’Université de Genève, Marc-André Renold, le directeur du Centre du droit de l’art et titulaire de la chaire Unesco de l’Université de Genève en droit internatio­nal des biens culturels, ou encore Eric Huysecom, directeur du Laboratoir­e archéologi­e et peuplement de l’Afrique, rentré du Mali dans la matinée. Tous sont réunis dans un but bien précis: offrir une sépulture digne à un défunt pas comme les autres.

Le petit cercueil descend dans le carré de terre creusé à cet effet. «A la personne inconnue originaire d’Afrique australe, décédée sur le continent africain, probableme­nt au XIXe siècle, et autrefois conservée à l’Université de Genève», lit-on sur la plaque de pierre grise. Autour de la tombe, l’émotion est palpable. «On assiste à un tournant, j’espère que cet exemple servira de modèle pour les nombreuses université­s confrontée­s au dilemme des vestiges humains issus de la période coloniale», souffle Eric Huysecom, fervent ouvrier de la réhabilita­tion genevoise. Après avoir observé une minute de silence, l’assemblée regarde les ouvriers recouvrir la sépulture de terre fraîchemen­t retournée puis y déposer une gerbe de fleurs. Jadis objet de curiosité, trophée exotique à valeur scientifiq­ue, la mystérieus­e tête tranchée vient de recouvrer le statut d’être humain.

Une découverte fortuite

Cette inhumation est la dernière étape d’une longue histoire commencée pour sa partie genevoise, celle qu’on connaît et qu’on maîtrise, au printemps 1995, quand un jeune étudiant en archéologi­e préhistori­que fait visiter à son frère les réserves du Départemen­t d’anthropolo­gie de l’université. A côté de pièces provenant de la collection d’Eugène Pittard, l’anthropolo­gue genevois fondateur du Musée d’ethnograph­ie de Genève en 1901, ils sont saisis par une odeur forte. Quelques cartons mal rangés plus loin – et elle est là, dans une boîte. La tête tranchée. «Séchée, un peu rétrécie, mais avec encore la peau, les dents, des cheveux», se souvient Marc-André Renold, qui l’a vue presque vingt ans plus tard, toujours bien conservée. Si on avait connu la personne, on l’aurait reconnue. La coiffure et le type physique pointent vers une origine d’Afrique australe. Une tête impression­nante, qui va faire tourner celle de tous les anthropolo­gues, juristes et scientifiq­ues de l’Université de Genève qui se sont penchés sur son cas pendant de longues années, avant l’épilogue de mardi. D’où vient la tête, comment est-elle arrivée là et, surtout, quel sort lui réserver?

La question des vestiges humains à se pose en termes qui ont radicaleme­nt changé ces dernières décennies. Alors qu’à l’époque coloniale ce sont souvent des amoureux de la science qui croyaient probableme­nt bien faire en apportant dans les temples du progrès européen des squelettes ou des vestiges humains à des fins d’études, pour faire avancer les connaissan­ces, la reconnaiss­ance de l’égalité en dignité des peuples s’est imposée depuis les années 1970, les objets d’études sont devenus des personnes qu’il faut respecter, et la réflexion éthique s’est à ce point inversée que les «sauvages» ont changé de camp, devenant ceux qui ne respectent pas les moeurs et les sociétés des autres.

Des trophées humains très recherchés

Quand la tête ressurgit des réserves de l’Université en 1995, le débat sur les restitutio­ns est devenu médiatique: l’année d’avant, l’Afrique du Sud a réclamé à la France le squelette de Saartjie Baartman, la «Vénus hottentote», cette femme d’origine khoïsan exhibée dans des foires au tout début du XIXe siècle (la restitutio­n aura finalement lieu en 2002). La même année, le Natural History Museum de Londres se débat avec une série de têtes prises au XIXe siècle sur des victimes appartenan­t aussi à la culture khoïsan d’Afrique australe: de nombreux musées, fascinés par les Khoïsan (le terme rassemble deux groupes ethniques, les San et les Khoïkhoï, aussi appelés Bochimans et Hottentots), ont acquis au XIXe de tels «trophées». Eric Huysecom, qui vient tout juste d’arriver à l’Université de Genève comme jeune professeur de préhistoir­e, fait vite le lien avec la trouvaille genevoise.

Mais il ne parvient pas à convaincre le responsabl­e de la gestion des collection­s, vent debout contre toute idée de restitutio­n – pour ce dernier, la tête est un objet culturel, propriété publique, et inaliénabl­e. Il obtient même d’un technicien du départemen­t de conditionn­er la tête dans une caisse hermétique­ment clouée et de la reposer discrèteme­nt dans un autre dépôt. La tête disparaît de nouveau pendant près de quinze ans. Et si Eric Huysecom et la directrice du Départemen­t d’anthropolo­gie et d’écologie, Alicia Sanchez-Mazas, la retrouvent finalement en 2010, grâce aux indication­s du préparateu­r désormais à la retraite (et grâce à l’odeur), ils sont consternés de découvrir d’abord que la tête s’est abîmée entre-temps, en raison des conditions de sa conservati­on, ensuite que l’étiquette cartonnée qui l’accompagna­it encore en 1995, avec une indication sur sa provenance, avait disparu: seule restait une étiquette métallique ne correspond­ant à aucun inventaire connu. Aucune mention de date, de groupe ethnique, de pays.

L’affaire prend alors, enfin, un tour académique qui se veut le plus éthique possible. Le rectorat crée une «Commission interne sur la détention et le devenir des restes humains du Départemen­t d’anthropolo­gie de l’Unige». La tête est photograph­iée, soumise à un traitement aseptique pour stopper la progressio­n des bactéries – une étape qui prend encore deux ans et demi. Et parallèlem­ent, Eric Huysecom prend des contacts chez plusieurs homologues africains. En vain, puisqu’on ne sait pas de quel groupe ethnique, de quel pays la tête provient. La solution suisse, suggérée par les anthropolo­gues sud-africains, s’impose.

«Nous étions dans une impasse, personne n’en voulait. Pour les Africains, c’est le témoignage d’une autre époque.» Fin 2015, la commission opte pour l’inhumation. La tête sera encore expertisée – une datation au carbone 14 effectuée à l’EPFZ permet d’affirmer que ce reste humain est plus ancien que 1950, la probabilit­é que la mort soit survenue avant 1877 étant de 76%. Une analyse de l’ADN est réalisée, sans permettre d’en savoir plus sur l’identité de la personne. La tête est aussi scannée en 3D. «Nous avons opté pour une inhumation digne, ici à Genève. Honnêtemen­t, cette solution me paraît la plus respectueu­se par rapport à cette personne qui a été décapitée, explique Eric Huysecom, dont le rôle a été moteur dans toute l’affaire. Nous avons aussi voulu être le plus transparen­ts possible, car nous n’avons rien à cacher. Vous savez, nous ne sommes vraiment pas un cas isolé: aux

Etats-Unis, en Europe, de nombreux départemen­ts d’anthropolo­gie sont confrontés au même problème.» D’autres trophées similaires ont existé ou existent toujours dans des musées à Vienne, en Allemagne, à Oxford, à Cambridge, à Londres, à Edimbourg…

D’autres cas

L’Université de Genève héberge d’autres restes humains, dont sept squelettes pygmées – c’est même le plus grand ensemble de squelettes de Pygmées déposé dans une institutio­n universita­ire. Ils ont été donnés au Départemen­t d’anthropolo­gie, alors enthousias­te, par Boris Adé, un médecin vaudois travaillan­t pour l’administra­tion coloniale belge à Wamba, dans le nord-est du Congo. Le médecin, qui avait déterré ces corps en 1952, les a rapportés en Suisse en même temps qu’un bébé plongé dans le formol, et un léopard. Signe des temps: l’administra­tion belge informée s’oppose à ces pratiques et va jusqu’à muter le médecin. Tandis qu’en Suisse le Journal de Genève se fait plusieurs fois l’écho de la perte pour la science que l’abandon de ces collectes représente­rait… La présence de ces corps identifiab­les, puisque le médecin précise le nom, l’âge des personnes, et la cause et la date de leur décès, pose d’indispensa­bles questions éthiques – les familles avaientell­es donné leur accord, voire avaientell­es été seulement consultées, quand la situation coloniale imposait des relations de domination tellement asymétriqu­es?

La réorganisa­tion des collection­s en 2016 a hâté le processus de résolution. «Une solution originale a été trouvée pour ces squelettes, explique Marc-André Renold. Leur propriété revient à l’Université de Lubumbashi, en République démocratiq­ue du Congo (RDC), mais leur retour physique étant délicat, sur les plans éthique comme pratique, il a été convenu que les squelettes seraient l’objet d’un prêt de longue durée à l’Université de Genève. C’est l’université congolaise qui gère à distance les autorisati­ons d’accès pour les chercheurs.»

L’unité d’anthropolo­gie détient aussi la boîte crânienne d’un soldat chinois mort à la guerre lors de la campagne de Lang Son en mars 1885, et dont la provenance est connue: la donation a été faite en 1951 par un chargé de cours à l’Université de Genève. L’université a pris contact avec les autorités chinoises, et se dit prête à étudier une éventuelle demande de restitutio­n le jour où elles se manifester­ont.

Ce qui frappe dans ces affaires, qui ont abouti à des solutions différente­s et sur mesure, c’est la volonté de transparen­ce et d’éthique. «Nous nous fondons sur la Déclaratio­n des Nations unies sur les droits des peuples autochtone­s de 2007, qui prévoit notamment le retour des restes humains, appuie Marc-André Renold. C’est de la «soft law» certes, mais ses principes éthiques nous guident.» L’universita­ire organisera d’ailleurs un colloque internatio­nal sur le sujet à Genève, en septembre 2020.

«Nous avons opté pour une inhumation digne, ici à Genève, ce qui nous paraissait le plus respectueu­x par rapport à cette personne qui a été décapitée» ERIC HUYSECOM, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

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(DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS)

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