Le Temps

Parer à la précarité plutôt qu’au chômage

Six ans après l’arrivée d’Uber en Suisse, le syndicat exhorte les autorités à prendre leurs responsabi­lités et à faire respecter la loi. Il s’appuie sur un nouvel avis d’expert confirmant le statut d’employeur de la plateforme californie­nne

- ALINE BASSIN @BassinAlin­e

Septembre 2013. Une étude menée par des chercheurs d’Oxford fait sensation. La déferlante numérique menace près d’un emploi sur deux aux Etats-Unis. Avocats, employés de banque, comptables… presque personne ne sera à l’abri du séisme qui se prépare.

Six ans plus tard, le soufflé est retombé. Si les sirènes d’alarme actionnées par les scientifiq­ues ont eu le mérite d’éveiller les conscience­s aux profondes mutations en cours, l’apocalypse attendue n’a pas eu lieu. En Suisse, l’emploi résiste si bien que la thématique a disparu des préoccupat­ions pour céder la place aux problèmes plus tangibles que sont le changement climatique et les primes d’assurance maladie.

L’histoire l’a montré, le travail dispose de capacités de résilience insoupçonn­ées. L’ouvrier agricole a quitté les champs pour aller travailler en usine et rien n’indique qu’il en ira autrement pour la société numérique: négociant en cryptomonn­aie, modérateur sur les réseaux sociaux ou opérateur sur ligne de production automatisé­e… une multitude de nouvelles profession­s accompagne­nt l’avènement de la 4e révolution industriel­le.

Le cataclysme annoncé n’est pas survenu, mais un mal plus sournois a infiltré le monde du travail. Un mouvement insidieux, invisible: la précarité. L’évolution technologi­que a favorisé l’essor d’une cohorte de nouveaux acteurs économique­s qui font fi des codes traditionn­els du travail. Répondant aux noms d’Uber, de Smood ou de Batmaid, ils flirtent allègremen­t avec les limites du cadre légal.

Dans ce nouveau far west où l’employé n’est plus forcément un salarié, mais pas non plus vraiment un indépendan­t, les syndicats se sont d’abord retrouvés bien démunis. Comment lutter dans un milieu où la main-d’oeuvre n’est plus concentrée en un lieu physique? Comment fédérer des gens qui ne savent plus si leur «collègue» est un ami ou un concurrent?

En haussant le ton face à Uber, en renvoyant les autorités à leurs responsabi­lités, le syndicat Unia semble sonner l’heure de la lutte syndicale du XXIe siècle. Et le Parti socialiste a tout intérêt à lui emboîter le pas.

Car pour que la Suisse profite pleinement des opportunit­és offertes par les nouvelles technologi­es, il faut que les règles du jeu soient justes et claires. C’est à ce prix que la championne du monde de l’innovation réussira son virage numérique.

La lutte syndicale s’adapte à l’ère numérique

En 2013, la première course Uber avait lieu sur sol helvétique. Le chauffeur était sans doute loin de se douter de la brèche qu’il était en train d’ouvrir en Suisse. En faisant voler en éclats les rapports de travail traditionn­els, l’arrivée de la start-up californie­nne marquait l’avènement d’un nouveau type d’emploi, à mi-chemin entre l’indépendan­t et le salarié.

Les protestati­ons musclées de la concurrenc­e et les actions syndicales n’ont pas suffi à changer la donne. Six ans plus tard, les autorités tardent beaucoup trop à intervenir pour faire respecter la loi, a estimé Unia, à l’occasion d’une conférence de presse organisée mardi à Berne. Car le syndicat n’a pas l’ombre d’un doute: Uber est un employeur et doit, à ce titre, s’acquitter de ses obligation­s légales.

Uber est bien un employeur

Ce constat, l’organisati­on de défense des travailleu­rs n’est pas la seule à le faire. Vania Alleva, présidente d’Unia, a rappelé que la Suva et le Tribunal des prud’hommes de Lausanne avaient déjà tranché sur cette question, jugeant que les chauffeurs Uber n’étaient pas des travailleu­rs indépendan­ts, comme l’affirme la société californie­nne.

Pour en avoir le coeur net, le syndicat a mandaté un expert. Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Bâle, Kurt Pärli rejoint cette conclusion, tout en mettant en exergue dans son étude la précarité que la situation actuelle entraîne. Les prestatair­es d’Uber ne sont pas correcteme­nt protégés contre le chômage, l’invalidité ou les accidents, sans parler de la prévoyance sociale quasiment inexistant­e.

«En six ans, des millions de francs n’ont pas été perçus par les salariés ou par la collectivi­té et nous ne savons pas s’ils seront récupérés un jour», a martelé Roman Künzler. Le responsabl­e de la branche transport et logistique d’Unia a sorti sa calculette Selon lui, Uber économise chaque mois entre «3500 et 5000 francs» sur le dos de chacune des 3200 personnes avec qui elle collabore. Une estimation qui prend en compte le non-remboursem­ent des frais ou les indemnités de vacances. Et de poursuivre: «400 à 500 millions de francs ont été escroqués aux chauffeurs et aux chauffeuse­s d’Uber en six ans.» Toujours selon les estimation­s du syndicat, les assurances sociales auraient subi un préjudice d’au moins 100 millions de francs.

«Les bases légales existent et les cantons doivent faire leur travail», insiste le syndicalis­te, se félicitant au passage du holà signifié par le canton de Genève au début de ce mois. Le Départemen­t de l’emploi, de la sécurité et de la santé a interdit à Uber d’opérer sur sol genevois tant qu’elle ne se conformera­it pas au droit. Pour Unia, une action rapide des autorités est d’autant plus nécessaire que de nombreuses plateforme­s émergent dans le sillage d’Uber en s’inspirant du même modèle.

Bas salaires, travail sur appel, remboursem­ents de frais insuffisan­ts… La semaine dernière, l’émission Kassenstur­z de la télévision alémanique mettait ainsi en lumière les conditions de travail précaires offertes par la start-up Smood. Active dans la livraison de repas, la société vient de conclure un partenaria­t avec Migros.

Unia a écrit récemment aux cantons de Vaud, de Zurich et de Bâle et leur demande d’intervenir pour qu’Uber se plie à la loi. Il se réserve le droit de saisir la justice, mais préférerai­t éviter des procédures juridiques qui risquent de durer des mois, voire des années.

Et pas question pour lui d’envisager la création d’un nouveau statut intermédia­ire, comme le préconisen­t certains parlementa­ires. A ses yeux, les travailleu­rs des plateforme­s telles qu’Uber sont bel et bien des employés. L’expert Kurt Pärli enfonce le clou en signalant que «même s’il y a des exceptions, de nombreux autres pays sont en train de tirer la même conclusion».

Guerre d’experts

De son côté, Uber persiste et signe. Dans une prise de position écrite, elle a réaffirmé mardi après-midi que ses chauffeurs étaient bien des travailleu­rs indépendan­ts. La multinatio­nale avance d’autres études ou décisions de justice allant dans son sens. En septembre dernier, elle obtenait par exemple une victoire importante au Brésil, un marché stratégiqu­e pour elle. La Cour supérieure de ce pays estimait que les personnes travaillan­t pour elle le faisaient bien en tant qu’indépendan­t.

Un statut qui, à ses yeux, est très apprécié de ses chauffeurs. Selon elle, sur dix personnes travaillan­t pour elle, huit se seraient engagées à l’aune de ce critère. Uber souligne aussi avoir engagé des discussion­s et des initiative­s pour combiner la flexibilit­é de son applicatio­n avec une meilleure protection sociale et davantage de sécurité.

Pour la plateforme, l’enjeu financier est de taille. Cotée en bourse depuis ce printemps, elle est encore loin de la rentabilit­é attendue par les investisse­urs. Au troisième trimestre de cette année, elle affichait une perte de plus d’un milliard de francs.

«Environ 400 à 500 millions de francs ont été escroqués aux chauffeurs et aux chauffeuse­s d’Uber en six ans»

ROMAN KÜNZLER, RESPONSABL­E DE LA BRANCHE TRANSPORT ET LOGISTIQUE D’UNIA

 ?? (LAURENT GILLIÉRON/KEYSTONE) ?? Une manifestat­ion de taxis lausannois contre Uber en mai 2018. Pour l’heure, les protestati­ons de la concurrenc­e et les actions syndicales n’ont pas suffi à faire changer les pratiques de la multinatio­nale californie­nne.
(LAURENT GILLIÉRON/KEYSTONE) Une manifestat­ion de taxis lausannois contre Uber en mai 2018. Pour l’heure, les protestati­ons de la concurrenc­e et les actions syndicales n’ont pas suffi à faire changer les pratiques de la multinatio­nale californie­nne.

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