Le Temps

Un architecte genevois met la ville en échec

- LAURE LUGON ZUGRAVU @LaureLugon

Genève voulait construire un foyer pour étudiants d’une étroitesse extrême: 6 mètres de large. C’était compter sans la pugnacité de l’architecte Michel Acquaroli, qui s’est révolté contre cette «aberration urbanistiq­ue» et a eu gain de cause au Tribunal fédéral

Il aurait eu l’air d’une feuille de papier, l’immeuble extra-mince dont Genève voulait faire l’expérience: un bâtiment d’une étroitesse fantaisist­e – 6 mètres de large –, qui serait venu fermer l’îlot de deux barres d’immeubles à la rue Emile-Yung, près de l’hôpital. Ce songe s’est envolé avec un arrêt du Tribunal fédéral. Au grand dam de la ville, qui soutenait ce projet de la Fondation universita­ire pour le logement des étudiants (FULE), et à la triomphant­e satisfacti­on de Michel Acquaroli, l’architecte promoteur qui combat cette extravagan­ce depuis plus de dix ans.

«Une invraisemb­lance architectu­rale»

Il faut dire que l’homme est du genre coriace, de ceux que la lutte ne rebute pas, dût-elle être menée contre l’autorité de l’Etat: «Tout insignifia­nt que je sois, je ne suis pas mécontent d’avoir cassé la figure à la ville, réagit-il. Car j’ai dû me battre comme un chiffonnie­r contre cette aberration urbanistiq­ue.» Propriétai­re de l’immeuble contre lequel serait venu se coller ce foyer pour étudiants, le Carougeois avait intérêt à s’attaquer à cette densificat­ion. Il n’était pas seul: plus de 60 riverains, propriétai­res et locataires, l’ont suivi, redoutant de voir leur vue bouchée par neuf étages de béton.

Qu’est-il donc arrivé pour que Michel Acquaroli s’engage dans cette bataille judiciaire? En 2006, il sollicite une autorisati­on de construire pour réaliser un encorbelle­ment sur sa façade borgne, au-dessus du domaine public. Car la ville de Genève est propriétai­re de la parcelle. L’architecte négocie une servitude d’empiétemen­t avec les services du conseiller administra­tif Rémy Pagani. Un accord de principe se dégage pour un prix de 150 000 francs. Mais en 2009, coup de théâtre: «J’ai été reçu par Rémy Pagani, qui m’annonce que le prix est soudaineme­nt passé à 850 000 francs! se souvient Michel Acquaroli. J’ai accepté, ce à quoi il ne s’attendait pas. Il a alors retiré son offre, m’avertissan­t qu’il y aurait une mise au concours. J’ai été ulcéré par cette méthode d’intimidati­on.» Interpellé en 2010 par courrier par l’avocat de l’architecte, Rémy Pagani rétorque «qu’aucun engagement n’a été pris, que la taxe d’occupation s’élève à 150 000 francs ou à 850 000 francs. En effet, toute propositio­n doit être soumise au Conseil administra­tif, ainsi qu’au Conseil municipal. Les instances précitées n’y ayant jamais répondu favorablem­ent, la ville de Genève n’a pas «d’engagement­s» à respecter. Dès lors, je considère le dossier comme clos.»

Il n’en fallait pas tant pour que Michel Acquaroli s’y accroche avec la dernière énergie. De fait, la ville a d’autres ambitions pour cette parcelle, et en 2012 le Conseil municipal accorde un droit de superficie à la FULE. En jeu: le besoin de construire du logement pour étudiants. Les autorisati­ons de construire sont obtenues, tous les feux sont au vert. Malgré cela, l’architecte fait opposition, mais il perd. Pas de quoi entamer sa ténacité. S’ensuivent moult péripéties judiciaire­s jusqu’au Tribunal fédéral, qui désavoue la FULE et la ville dans un arrêt du 6 septembre dernier.

Parmi ses considéran­ts, le TF évoque notamment la perte d’ensoleille­ment et le barrage visuel qu’auraient dû subir les locataires, «des inconvénie­nts graves». «Les habitants se seraient retrouvés devant un mur de 30 mètres de haut pour satisfaire une invraisemb­lance architectu­rale, note Alexandre J. Schwab, avocat de Michel Acquaroli. Mon client s’y est opposé avec obstinatio­n et par force courage, évitant ainsi aux habitants que cet immeuble disproport­ionné n’altère définitive­ment leur bien-être, à une époque où l’urbanisme environnem­ental doit favoriser l’éclairage naturel et les effets positifs de la chaleur du soleil passif. Mais au fond, mon client conserve le regret d’avoir été commercial­ement entrepris, en 2010, par une entité administra­tive qui n’a pas vocation à faire du commerce.» L’architecte, lui, savoure son succès dans un langage plus fleuri: «J’en ai eu marre des comporteme­nts contraires à l’éthique et des magouilles. Certains magistrats s’en prennent à plus faibles, sûrs que ces derniers vont lâcher l’affaire.»

Le conseiller administra­tif Rémy Pagani s’en défend: «Nous n’avions aucune volonté de passer en force, explique-t-il. Je défends les intérêts publics, contrairem­ent à Michel Acquaroli, et le Conseil municipal avait demandé d’investigue­r plusieurs terrains appartenan­t à la ville afin de répondre au manque cruel de logements étudiants. Dommage que l’issue de cette histoire prive ceux-ci d’appartemen­ts supplément­aires.» Pierre Gabus, avocat de la FULE, «regrette l’interpréta­tion que fait la Chambre administra­tive des normes cantonales, ce qui conduit le TF à rejeter le recours, ceci bien que la position adoptée par la FULE soit défendable». A la désolation des uns répond l’indignatio­n de l’autre, après dix ans de procédure pour conserver sa place au soleil.

«J’en ai eu marre des comporteme­nts contraires à l’éthique et des magouilles» MICHEL ACQUAROLI, ARCHITECTE

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