Le vieux Tjikko, notre agent de liaison
J’ai fait sa connaissance rue de Turenne, à Paris, un soir de novembre froid et pluvieux. La galerie d’art était ouverte, lumineuse, invitante. Je suis entrée. Une dame suédoise, tenancière de l’endroit, a commencé à m’expliquer les objets en vitrine avant de me promettre le clou de l’exposition, en sous-sol: l’arbre le plus vieux du monde présenté par l’artiste danois Nicolai Howalt. Je suis descendue. Old Tjikko, 9500 ans, se tenait debout dans les pages d’un petit livre tout à lui consacré. Efflanqué. Chétif. D’une banalité à décourager de visiter les galeries d’art en novembre. Mais Old Tjikko retient son monde. Témoin vivant de 9500 années terrestres, il étend ses maigres branches d’épicéa commun à la façon d’un épouvantail dressé contre le temps. Sa silhouette solitaire sur la montagne de Fulufjället, en Suède, signale la reconquête de l’espace nordique par les conifères après la dernière glaciation. Old Tjikko est un pionnier de la reforestation de l’hémisphère Nord, de la Norvège à la Sibérie, quand les glaces ont fondu. Il est toujours là. Ou, pour être juste, son système de racines est toujours là, vaillant, récemment daté au carbone 14 comme le plus ancien connu. Je vous passe les détails de sa physiologie à laquelle collaborent toutes sortes de champignons qui sont ses amis mais à des conditions d’échanges et de partage toujours susceptibles de rébellion. Jusqu’ici, ça a marché. Le tronc, lui, n’a que 500 à 600 ans, un demi-millénaire de résistance à ce vent du Nord qui l’a empêché de grandir et de faire de belles branches bien régulières. Quand il sera mort, un autre poussera à sa place, plus beau peut-être. En attentant, tant pis, il faut prendre Tjikko comme il est. Nicolai Howalt l’a photographié. Avec son air dépenaillé, l’arbre-le-plus-vieux-dumonde prend sa place au milieu du négatif noir/blanc. Le photographe procède à un premier tirage sur un papier Bromega Kosmos périmé en 1951. Old Tjikko devient tout noir dans une atmosphère crépusculaire. Un deuxième tirage sur papier Dupont expiré en octobre 1933 le fait diaphane; un troisième, sur papier Ilford, l’assombrit tel un fantôme dans la nuit. L’artiste répète ses tirages 97 fois de suite, sur 97 papiers expirés de toutes les marques. L’arbre est toujours le même, au centre, avec un semblant de buisson à ses pieds et quelques insignifiants cailloux tout autour. Seules changent sa couleur, sa matière visuelle, sa lumière, son ambiance. Ce pourrait être une métaphore: l’arbre intact malgré les hasards des bains de fixage, les imprévus des halogénures d’argent qui modifient le regard porté sur lui. Ce pourrait être un hymne à la lenteur de la photographie optiquechimique contre la vitesse de la photographie électrique. Ce pourrait être le jeu d’un artiste joyeux épris de sensations et d’effets. Howalt ne donne pas la clé. Il est du genre scandinave taiseux, il n’est pas venu à Paris pour discuter.
Le fait est que grâce à lui, cet arbre-là, dans sa modestie esthétique, et sous les 97 aspects que lui confèrent les papiers argentiques, est le haut personnage d’un récit de notre temps: un ancêtre à vénérer parce qu’il a tout vu; une statue végétale vivante à visiter avant ou après les monolithes de l’île de Pâques; une relique bien portante du Xe millénaire avant J.-C., notre agent de liaison avec les débuts de l’holocène. Par quelles intrigues il est arrivé dans le sous-sol d’une galerie parisienne, sur un livre danois vendu 40 euros signé par l’auteur? Il y a la connivence de la science naturelle et de l’art, maintenant amoureuse. Il y a le mycélium érigé en muse par des philosophes instruits auprès des agrégés de botanique. Il y a, comme aurait dit Ramuz, la célébration des choses «qui sont» avant qu’«elles ne soient plus». Le vieux Tjikko a toutes les dispositions pour figurer en mythe de la transition anthropocénique. Il fallait bien qu’il se montre à Paris.
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