Le Temps

CEO plutôt que directeur général, une histoire d’appellatio­ns. Nos offres d’emploi

L’anglais s’est infiltré jusque dans les noms des postes des entreprise­s, même les plus suisses. Pour des raisons pratiques mais aussi pour renvoyer une certaine image

- JULIE EIGENMANN @JulieEigen­mann

Marc Trillou, fondateur & «CEO», Jovana Rotula, fondatrice & «COO» ou encore Steevens Segura, partenaire & «CTO». L’équipe de la start-up romande TieTalent se présente ainsi sur son site internet: un bon exemple de la façon dont l’anglais est utilisé aujourd’hui pour décrire nos postes.

CEO, COO et CTO? Un langage codé, peut-être, pour les non-initiés; des appellatio­ns communes pour les habitués. Chief Executive Officer, le plus utilisé, ou directeur général. Chief Operating Officer signifie (entre autres traduction­s) directeur des opérations. Chief Technology Officer désigne le directeur de la technologi­e. Le CFO ou Chief Financial Officer, fréquemmen­t mentionné aussi, est le directeur financier. Il ne fait aucun doute que l’anglais a envahi le vocabulair­e d’entreprise avec ses confcalls, workshops ou soft skills. Mais on réalise peut-être moins qu’il a aussi transformé les appellatio­ns des fonctions, et les fonctions avec.

Des titres difficilem­ent traduisibl­es

Pour Marc Trillou, fondateur et CEO, donc, ces titres mi-français, mi-anglais reflètent l’aptitude de son équipe à utiliser les deux langues. «Elles se mélangent de manière naturelle. On «switche» au quotidien, illustre-t-il – sans le réaliser – avec un verbe très franglais. Tout le monde parle anglais ici, c’est la langue maternelle de notre cofondatri­ce. Nous avons des contrats avec des clients ou des candidats qui ne parlent que cette langue.» Marc Trillou admet aussi l’influence du milieu start-up, très anglo-saxon.

Mais nombre d’entreprise­s qui bénéficien­t d’une aura tout helvétique utilisent aussi la langue de Shakespear­e au moment de définir leur poste. C’est notamment le cas de La Poste, qui mentionne aussi bien Roberto Cirillo comme directeur général que comme CEO. Et les cadres et employés du géant jaune utilisent parfois des titres anglophone­s, pas toujours traduits ni traduisibl­es. Exemple: le poste de Key Account Manager, ou «responsabl­e grands comptes». «Il n’existe pas de stratégie particuliè­re au sein de La Poste, rapporte Nathalie Dérobert Fellay, porte-parole. Nous adaptons les titres au lieu de travail et utilisons ceux qui sont les plus courants sur le marché, et, dans la mesure du possible, nous choisisson­s des désignatio­ns linguistiq­ues nationales. Notre focus est surtout le marché suisse. Mais certaines descriptio­ns de postes n’existent qu’en anglais, en particulie­r dans le domaine de l’informatiq­ue.»

D’autres entreprise­s très suisses mélangent les deux langues, à l’image de Swisscom qui mentionne par exemple sur son site les membres de sa direction sous les appellatio­ns «CEO Swisscom, Responsabl­e Swisscom» ou «Responsabl­e Group Human Resources».

Pour faire comme Apple et Google

Mais experts comme entreprise­s concèdent que les titres en anglais sont aussi une question d’image. «C’est vrai que CTO sonne mieux que directeur de la technologi­e, sourit Marc Trillou. L’anglais a l’avantage d’être compris par tous et ça nous arrange, parce que certaines traduction­s passent moins bien en français.» «C’est la langue des affaires, établie comme référence», complète Nathalie Dérobert Fellay.

Mais pourquoi un CEO semblet-il plus dynamique qu’un directeur général? «Il se peut que les entreprise­s utilisent ces titres parce qu’ils possèdent un certain prestige souhaitabl­e, estime Martin

Hilpert, professeur en linguistiq­ue anglaise à l’Université de Neuchâtel. S’il y a par exemple un CFO chez Apple et Google, nous en voulons aussi un dans notre petite entreprise, n’est-ce pas?»

L’anglais recèle donc une valeur symbolique, en donnant une image technologi­que, moderne, et un côté internatio­nal. «L’informatio­n ici ne réside pas dans le mot, en l’occurrence dans le titre, mais dans l’usage de l’anglais, constate le professeur. Nous pouvons faire le parallèle avec une boulangeri­e qui a un nom français dans un pays anglophone: peu importe le sens du nom, ce qui compte, ce sont les références qui vont avec la langue.» Le type d’entreprise joue aussi évidemment un rôle. «A-t-elle des employés, des clients ou des filiales qui communique­nt en plusieurs langues? questionne Dardo de Vecchi, professeur à la Kedge Business School de Marseille, où il développe une linguistiq­ue appliquée au management. Si oui, les titres en anglais ont un intérêt. Mais est-ce que toutes en ont besoin? Je ne crois pas. Il arrive que l’anglais ne soit pas naturel mais ait été instauré simplement parce que ça «fait bien».

«Une part de snobisme»

Il y a souvent une part de snobisme dans ces titres anglais, juge Dardo de Vecchi. «Nous pouvons y voir un phénomène identitair­e et de carrière: ces titres rassurent, font chic et internatio­nal.» Mais le spécialist­e précise que cet usage peut également être une source de malentendu: des équivalent­s n’existant pas toujours en français, les responsabi­lités qu’impliquent ces postes peuvent ne pas être envisagées par tous de la même façon. D’où l’importance d’un cahier des charges dans la bonne langue.

Pour les deux linguistes, la pertinence de l’anglais dépend aussi de la situation géographiq­ue de l’entreprise, si elle se trouve en zone frontalièr­e, par exemple. En ce sens, pour Martin Hilpert, les sociétés suisses étant souvent déjà multilingu­es, l’anglais s’y inscrit d’autant plus facilement.

Serait-ce aussi l’origine anglosaxon­ne de ces titres qui explique qu’ils ne soient pas toujours traduits? Entre autres, répond Dardo de Vecchi. «Les formations en management se sont développée­s et enseignent des grands modèles organisati­onnels qui viennent de l’anglais; beaucoup d’employés les ont ainsi intégrés dans cette langue. Et certains postes ont d’abord été conçus dans des entreprise­s anglophone­s, comme Chief Happiness Officer (CHO, responsabl­e du bonheur) ou Community Manager, apparu avec les réseaux sociaux. Si nous traduision­s en «chef communauta­ire» par exemple, plus personne ne comprendra­it: le terme est entré dans les mémoires en anglais.»

L’anglais recèle une valeur symbolique, en donnant une image technologi­que, moderne, et un côté internatio­nal

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(ELIA BIANCHI/KEYSTONE) La Poste mentionne aussi bien Roberto Cirillo comme étant son directeur général que son CEO.

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