Le Temps

Nostalgie chilienne

Avec «La Cordillère des songes», le réalisateu­r chilien Patricio Guzman clôt sa trilogie sur son pays d’origine, qu’il observe de son exil depuis cinquante ans. «Je n’ai qu’un souhait, que le Chili assume enfin son énorme potentiel et déploie ses ailes»,

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVIA REVELLO @SylviaReve­llo La Cordillère des songes, de Patricio Guzman (Chili, France, 2019), 1h24.

Avec son documentai­re «La Cordillère des songes», le Chilien Patricio Guzman suggère une plongée poétique et personnell­e dans l’histoire de son pays, qu’il a dû fuir en 1973 après le coup d’Etat de Pinochet. Rencontre avec un réalisateu­r qui observe avec attention la crise sociale qui secoue le Chili.

A 78 ans, Patricio Guzman est un peu la mémoire cinématogr­aphique vivante du Chili de l’après-dictature. Après Nostalgie de la lumière (2010) et Le Bouton de nacre (2015), le réalisateu­r chilien signe La Cordillère des songes, une plongée poétique et personnell­e dans l’histoire de son pays qu’il a dû fuir en 1973, après le coup d’Etat de Pinochet. Un brin désabusée, cette dernière confession ayant valeur de testament a remporté l’OEil d’or du documentai­re à Cannes. Alors que le Chili est agité depuis plusieurs mois par un mouvement social sans précédent, le cinéaste revient sur la relation particuliè­re qu’il entretient avec sa patrie.

Après le désert d’Atacama et les deltas de Patagonie, pourquoi avoir choisi la cordillère des Andes pour raconter le Chili? La cordillère est à la fois une porte d’entrée et un verrou. Peu de pays ont une frontière naturelle aussi nette. Cette forteresse de pierre provoque un sentiment de claustroph­obie assez fort. A Santiago, on se sent pris en tenailles entre le vide absolu de la mer et la montagne, qui n’est que très peu accessible. De fait, seule une petite part du territoire chilien, environ 30%, est habitable. De manière générale, les éléments naturels sont les témoins de l’histoire du pays qu’ils ont en partie conditionn­é. Ce sont des limites brutes qui dépassent l’être humain et ses désirs et c’est ce que j’aime raconter.

Ce territoire, vous le montrez, n’appartient en réalité plus vraiment au Chili… Une grande partie des terres sont désormais propriétés de compagnies étrangères, c’est vrai. C’est là que le fil narratif politico-géographiq­ue que je tisse prend tout son sens. En suivant le tracé des Andes, les carrières et les forages qui ont poussé çà et là, on suit l’implantati­on du modèle néolibéral dans les années qui ont suivi la fin de la dictature.

L’immense majorité de votre oeuvre est consacrée au Chili, pourquoi n’avoir filmé que ce pays? C’est étrange, même si énormément d’autres sujets m’intéressen­t, je ne peux pas filmer autre chose. Le Chili est une préoccupat­ion constante dans mon esprit, j’ai besoin d’ausculter ses spasmes, de documenter ses succès et ses tragédies, de comprendre ses contradict­ions. Au fond, je filme son histoire pour la garder vivante. Dans cette mission, le travail de Pablo Salas m’est infiniment précieux. Ce que je n’ai pas pu vivre lorsque j’étais en exil, il l’a filmé pour moi.

Dans vos films, le coup d’Etat apparaît comme un traumatism­e indélébile, n’est-ce pas une vision pessimiste? Peut-être. Reste qu’au Chili le travail de mémoire n’a pas été fait. Sous Salvador Allende, le pays s’est reconstrui­t sur des bases incomplète­s, fragiles. A part lors des commémorat­ions, la culture historique reste peu présente, en particulie­r à l’école. Il est pourtant crucial, pour un pays, de connaître et d’accepter les événements qui ont façonné son identité contempora­ine.

Quelle est votre perception de la crise actuelle? Je trouve cette mobilisati­on populaire extraordin­aire. Vu de l’extérieur, elle peut sembler subite ou fortuite, mais en réalité le feu couve depuis longtemps. Le mouvement de fond qui émerge aujourd’hui réclame des réformes qui auraient dû être réalisées il y a trente ans. Or la transition de la dictature vers un système démocratiq­ue ne s’est faite qu’à moitié, d’où la nécessité aujourd’hui de modifier la Constituti­on, pour rompre définitive­ment avec cet héritage. Malgré ses gratte-ciel, le Chili est un pays profondéme­nt en retard, où les hôpitaux sont vétustes, où les université­s sont réservées aux élites et où de nombreux ménages ne parviennen­t pas à finir le mois même en cumulant plusieurs emplois précaires. Aujourd’hui, la gigantesqu­e cape de médiocrité qui pèse sur le pays se soulève enfin. La population réclame du changement, une refonte complète du système, c’est un moment historique. Je n’ai qu’un souhait, que le Chili assume enfin son énorme potentiel et déploie ses ailes.

Ce Chili dont vous vivez éloigné depuis cinquante ans, que provoque-t-il en vous? Dans les premiers instants, rien. L’aéroport de Santiago ressemble à tous les autres, avec ses halls immenses et ses galeries marchandes infinies. Lorsque j’arrive au centrevill­e, en revanche, je retrouve mes sensations, c’est à chaque fois une nouvelle inaugurati­on. Je prends un café, j’achète le journal, je respire. Le soir, je dors chez des amis ou à l’hôtel. Je n’ai plus de parents au Chili, plus de maison familiale, cela n’empêche que je m’y sens chez moi.

De toutes les formes de cinéma, c’est le documentai­re que vous privilégie­z, pourquoi? J’aime la liberté qu’offre le cinéma documentai­re d’auteur. Même si on décrit la réalité, le processus créatif reste prédominan­t. Lorsque je pense à un nouveau film, je planifie des séquences, j’imagine les personnage­s que j’aimerais filmer sans savoir si je vais les trouver. A l’origine, il y a un projet de scénario, puis la réalité se charge de le transforme­r et cela donne le film.

Quel souvenir gardez-vous de votre premier tournage? En 1971, je suis revenu au Chili après avoir effectué des études de cinéma à Madrid. On y apprenait avant tout la fiction, mais je tentais déjà de faire des films qui ressemblai­ent à des documentai­res. A Santiago, sous la présidence de Salvador Allende, j’ai découvert un pays entier mobilisé, euphorique, en mouvement après des années d’immobilism­e. Et j’ai filmé, j’ai filmé tout ce que je voyais avec la frénésie des instants fragiles, l’envie de ne rien rater. El primer año est né, a été acclamé puis est tombé dans l’oubli. Coïncidenc­e de l’histoire, j’ai retrouvé la pellicule originale l’année dernière. Je compte remettre le film à jour et le projeter de nouveau.

Avec «La Cordillère des songes», vous n’avez donc pas signé votre dernière oeuvre? J’espère bien que non! En mars, je retourne au Chili pour filmer le référendum organisé en vue de réviser la Constituti­on héritée de Pinochet. Ce vote promet d’être un moment historique passionnan­t, je ne peux pas passer à côté, je veux le vivre de l’intérieur.

«Le Chili est une préoccupat­ion constante dans mon esprit, j’ai besoin d’ausculter ses spasmes, de comprendre ses contradict­ions»

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(PYRAMIDE DISTRIBUTI­ON) «La cordillère est à la fois une porte d’entrée et un verrou, explique Patricio Guzman. Les éléments naturels sont les témoins de l’histoire du pays qu’ils ont en partie conditionn­é.»
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PATRICIO GUZMAN RÉALISATEU­R

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