Le Temps

Au bonheur des vaches

C’est une histoire simple. Celle d’une famille, les Morard, qui chaque été s’installe à l’alpage avec les enfants, au plus près des étoiles. C’est le récit d’un retour à la terre, car ni elle ni lui n’étaient paysans

- CHRISTIAN LECOMTE (TEXTE) EDDY MOTTAZ (PHOTOS) @chrislecdz­5

Christian Lecomte et Eddy Mottaz racontent en mots et en images cette aventure avec les vaches. Et l’on découvre que se trame, là-haut, une vraie histoire d’amour

L’histoire commence avec deux chagrins d’amour. Jessica et Pierre, tous deux inconsolab­les. Alors sa mère à elle et un ami à lui les ont conviés à un «souper arrangé.» Pour les tirer de là, le temps d’une nuit ou d’une vie. Ça a marché. Coup de foudre quasi immédiat.

Ils se sont revus et se sont mariés six mois plus tard, le 13 décembre 2014. Elle l’a vite appelé «mon cow-boy», avec ses jeans, ses santiags et son cheval. Garçon robuste, un brin ténébreux, mais pas sans charme. Et puis un homme qui aime la terre et les bêtes ne peut pas être complèteme­nt mauvais.

Swiss-Ski l’avait repéré, de la graine de champion chez les jeunes, dans le sillage de Lara Gut, avec qui il s’entraînait. Mais le Cirque blanc n’était pas le décor qu’il imaginait quand il serait grand. Pierre Morard voulait devenir paysan, il s’est tenu à son rêve d’enfant. Jessica, du genre qui cause et le sourire toujours en bandoulièr­e, est un peu son contraire. C’est au fond ainsi que les couples se forment et durent, la différence est une richesse. Elle a tendu la main et le coeur à ce Fribourgeo­is dont le regard porte haut et loin, vers la montagne. Jessica, c’est au plus près de l’humain qu’elle se sent bien. Assistante en soins et santé communauta­ire à l’EMS Les Camélias de Marsens (FR), au chevet de personnes désorienté­es à qui il faut donner un sens à ce qu’il leur reste de vie. Travail d’équipe qui la comble et l’occupe à 30% de son temps et qu’elle doublerait volontiers. Oui, mais il y a l’amour pour Pierre, qu’elle appelle parfois «le Morard», pour Victoria, 4 ans, qui a les cheveux de blé de Jessica, et Gabriel, 1 an, aussi gaillard que Pierre. Une famille vite bâtie pour avoir du solide et des souvenirs de premiers pas, de premier mot, du premier éloignemen­t. Le 29 septembre dernier, Victoria est allée pour la toute première fois de sa vie à l’école, celle du Lussy, à Châtel-Saint-Denis (FR). Jessica et Pierre sont allés la cueillir en fin de matinée au sortir des classes. Course vers les bras grands ouverts,

«Là-haut, c’est beau, mais c’est hard, physiqueme­nt, c’est éprouvant. On dort les quatre au-dessus de l’étable, sans chauffage. Pierre et moi, on n’a pas d’intimité au chalet»

bisous, câlins et retour à pied à la maison, chemin de Montmoirin, commune de Remaufens, collée à Châtel.

Bienvenue au paradis

Une histoire somme toute ordinaire. Sauf que, de mai à octobre, les Morard mènent une tout autre existence, s’offrent un nouvel horizon à 1400 mètres sur les hauts de Montreux, comme au bord du monde: 85 hectares de pâturage bornés par 52 kilomètres de clôture. Vaste domaine pentu accroché à la Dent-de-Jaman, dans les Préalpes vaudoises.

Lorsqu’il apprend en 2017 que la ville de Montreux loue les alpages de Jor, des Pontets et de Soladier, Pierre postule et convainc le jury qu’il fera un bon gardien de troupeau. Ce n’était pas gagné d’avance, 19 autres candidats étant tous des bien nés, c’est-àdire des fils d’agriculteu­r. «Ils se sont portés candidats par obligation, moi par passion, dit-il. A l’école, sur les 40 élèves de ma classe, j’étais le seul à ne pas avoir de domaine parce que mon père était gérant d’immeuble.»

Gamin, il jouait à la ferme et disait que, plus tard, il aurait son alpage et ses animaux. Il s’en est donné les moyens: un CFC décroché à l’Institut agricole de Grangeneuv­e. Puis un apprentiss­age chez un patron du côté de Châtel-Saint-Denis. «Logé, nourri, blanchi et 700 francs par mois», résume-t-il. Il est ensuite employé agricole puis dépanneur (des remplaceme­nts dans des fermes lorsque l’éleveur est souffrant ou absent). «Une très bonne école: on arrive et il faut tout trouver, jusqu’au bouton qui allume la lumière», commente-t-il.

La première année, Pierre monte donc au chalet des Pontets avec Jessica, Victoria encore au chaud dans le ventre de sa maman. Il a en pension une centaine de bêtes (80 génisses et 20 vaches laitières) appartenan­t à 14 propriétai­res différents. Il s’est dit: «Bienvenue au paradis», mais en découvrant l’alpage et en ouvrant la porte du chalet, il comprend qu’il faut tout acheter, du balai à la pelle, en passant par la jeep et le tracteur.

La famille a donné un gros coup de main, tant financier que matériel et humain. Des éleveurs de Saint-Légier-La Chiésaz lui ont offert, il y a un mois, une bétaillère, «pour encourager un garçon qui n’est pas du sérail mais qui a prouvé qu’il aime le métier et le fait bien». Investisse­ment incontourn­able: un puissant générateur. Pierre raconte: «On a raclé les fonds de poche pour réunir la somme, on a fini avec des pièces de 20 centimes sinon le vendeur redescenda­it avec.»

Coupés du monde là-haut

Consuella et Eclipse, ses chevaux, l’ont heureuseme­nt accompagné là-haut et lui rendent un grand service quand il s’agit de hisser sur une crête des poteaux de clôture. Hormis les visites des proches et le passage de randonneur­s, la famille est coupée du monde là-haut. Aucun réseau excepté à proximité du panneau solaire – les Morard ont inventé l’expression «embrasser le panneau» pour dire «téléphoner» – ce qui a permis à Jessica d’appeler au secours quand Pierre a été ébouillant­é par le chaudron. Brûlures au troisième degré aux avantbras et au ventre. Urgences à Montreux. Il était de retour le soir même pour s’occuper des vaches, contre l’avis des médecins. Rude labeur que celui de berger.

«J’ai mes préférées, comme Hémophile, elle a les yeux globuleux, qui lui donnent un air complèteme­nt ébahi, ou Ferdinande, qui est très calme, tout le temps shootée, on dirait»

La vente de fromage est la première source de revenus de Pierre. «Cet été, j’ai livré 200 kg de raclette à la Fête des Vignerons»

«C’est dur, mais j’aime. Les vaches aussi souffrent parfois, je le ressens, les pentes sont raides, mais elles ont une vie magnifique avec de l’herbe humide et fraîche qui donne du bon lait.» Jessica participe à la traite, à la fabricatio­n des fromages et à leur emballage. Elle se sent bergère mais relativise le côté «vie rêvée à l’air pur» que les gens imaginent: «Là-haut, c’est beau mais c’est hard, physiqueme­nt c’est éprouvant. On dort les quatre au-dessus de l’étable, sans chauffage. Pierre et moi on n’a pas d’intimité au chalet.» Elle redescend dans la semaine avec les enfants pour aller à l’EMS, la larme à l’oeil parce que Pierre a besoin de soutien. Mais soulagée de retrouver un peu de confort.

Huit cents raclettes par an

Simon Marti, 20 ans, un civiliste qui étudie l’informatiq­ue à l’EPFL, aide Pierre plusieurs jours par semaine. Un coup de main bienvenu. Les journées commencent à 4h pour s’achever à 23h. Il faut aller chercher les vaches pour la première traite. Olaya («vie» en patois), le border collie, prend les devants. Une heure de marche en tout dans la nuit noire, à l’écoute des cloches qui tintent au loin et des meuglement­s.

Les 20 vaches, de race Holstein, Red Holstein et Simmental, donnent en moyenne 360 litres de lait par jour. Mais les deux derniers étés ont été secs, avec des chaleurs record aux Pontets, «jusqu’à 30°C, du jamais-vu» dit Pierre, et l’herbe à la fin de l’été 2019 était rase. «On a tiré 200 litres, pas plus», constate-t-il, amer.

Avec ce lait, il réalise par an 800 raclettes (vacherin et gruyère). Soixante pour cent de la production est écoulée en vente directe dans une petite épicerie qu’il a ouverte en contrebas. Promeneurs et gens du coin se servent et versent leur dû dans la cagnotte. «Jamais personne n’a resquillé», dit-il. Le reste est livré à des particulie­rs ou à des restaurate­urs. «Cet été, j’ai livré 200 kg de raclette à la Fête des vignerons», indique Pierre. Mais la famille n’a pas pu se rendre dans les arènes, faute de temps libre. Pierre produit aussi de la tomme grâce à Belle, Rebelle et Cocotte, ses trois chèvres chamoisées. Et de la viande, car il élève aussi des cochons. Il possédait également des poules, mais celles-ci sont restées dans leur résidence d’hiver, en EMS. Il a jugé que les volatiles y coulaient des jours heureux.

Air Glaciers pour Gentiane

Les vaches portent toutes un nom, Holliday, Etoile, Fleur, Frégate, Hardie, Simone, Ferdinande, Hémophile, Prune, Gentiane, etc. Le lait est extrait à la trayeuse. Deux traites par jour et entre 12 et 30 litres par vache. Le premier mot prononcé par Gabriel, qui aime à être accroché au dos de son père, fut «meuh». Victoria, elle, s’étale de tout son long sur Ferdinande, sa préférée, pour boire son biberon. «Si son propriétai­re la fait monter tous les ans, c’est

avant tout pour Victoria», sourit Pierre. Un lien est tissé avec chaque bête. Chacune a son trait de caractère, une humeur, une histoire. Gentiane sort toutefois du lot. Parce qu’elle est un peu tête de linotte, à côté de ses sabots. Cet automne, elle a eu droit à un vol au-dessus l’alpage, hélitreuil­lée par Air Glaciers, après une longue glissade qui a brisé la clôture et l’a conduite dans une ravine dont elle ne pouvait s’extraire. Pierre l’a rejointe, a observé qu’elle était coincée les pattes écartées sous une souche, lui a parlé pour la rassurer puis est remonté afin d’appeler les secours.

«Elle rayonnait de bonheur et de calme quand l’hélicoptèr­e l’a posée près de l’étable», se souvient Jessica. Le vétérinair­e l’a examinée et n’a observé aucune lésion ou perforatio­n. Soulagemen­t chez les Morard, parents et enfants. Le lendemain, Gentiane est passée par la même clôture pour aller voir un taureau.

Un comptage des bêtes, dans ces conditions, est impératif chaque jour. Facile pour les vaches qui passent deux fois par l’étable, moins aisé pour les génisses qui vaquent en toute liberté et prennent leurs distances. Simon, le civiliste, qui dit apprendre beaucoup sur la vie lorsqu’il est à l’alpage, sait très vite si une bête manque à l’appel. «Il est comme un comptable, il voit vite s’il n’y a pas le bon total», dit Pierre.

Amie de la famille, Pauline, 22 ans, étudiante en sport, monte aussi donner un coup de main quand son emploi du temps le lui permet. Pour l’amour des animaux, dit-elle. Les deux chevaux mais aussi les vaches. «J’ai mes préférées, comme Hémophile, elle a les yeux globuleux, qui lui donnent un air complèteme­nt ébahi. Ferdinande également, qui est très calme, tout le temps shootée, on dirait. Je suis tellement accro que je suis toujours collée, un matin je me suis brossé les dents au milieu des vaches.»

Manque d’eau, manque à gagner

Un rituel est la fabricatio­n du fromage chaque matin, à l’ancienne, dans le chaudron de 1908 d’une capacité de 500 litres. Long processus qui ne saurait supporter la moindre erreur dans le caillage, le décaillage, le brassage, l’affinage et la fabricatio­n de la morge (mélange pour développer la croûte). Ensuite, il faut tout nettoyer aux grandes eaux, récurer la chaudière au sable et au cuivre.

La vente de fromage est la première source de revenus de Pierre. Le contrat qui le lie aux propriétai­res des vaches stipule qu’il a droit à 12 litres de lait par vache et par jour. S’il en veut davantage, il doit payer 80 centimes par litre. Par ailleurs, ces mêmes propriétai­res le rémunèrent 1 fr. 80 par jour par bête. Pierre ne se plaint pas même si la marge de bénéfice demeure pour le moment étroite.

Le souci majeur qu’il rencontre est le manque d’eau à l’alpage du Soladier, au-dessus des Pontets. «On a dû descendre les bêtes alors que l’herbe y est abondante et riche, c’est rageant. Il suffirait d’installer une pompe pour avoir du débit, mais la commune de Montreux ne fait rien pour le moment», regrette-t-il. C’est un manque à gagner, car il ne remplit ainsi pas ses paquets. Un paquet équivaut à une vache laitière estivée pendant cent jours. Plus il a de paquets, plus les paiements directs versés par l’Office de l’agricultur­e sont élevés. «Ce sont des sortes de subvention­s qui peuvent monter jusqu’à 43000 francs par saison», explique Pierre.

Hors saison, Pierre Morard travaille chez un pépiniéris­te. Une vie qui tranche avec celle de l’alpage, avec des horaires fixes, la maison de Remaufens spacieuse et bien chauffée, une intimité retrouvée avec Jessica (qui attend un bébé). Chèvres et chevaux sont à l’étable tout à côté. Olaya dort près de la cheminée. Il lui tarde cependant de remonter là-haut au printemps.

Première tâche: reposer les clôtures ôtées après la désalpe pour que les amateurs de poudreuse glissent sans encombre. Il veut transforme­r la buanderie du chalet, entre l’étable et la cuisine, en lieu de vie (salon et salle à manger) pour que la famille soit enfin à son aise. Il veut surtout accéder à son rêve le plus cher: acheter une dizaine de vaches, des Simmental. Il ignore encore si les comptes de 2019 lui en donneront les moyens. «S’il faut encore attendre, j’attendrai», soupire-t-il. Mais il les aura «parce qu’un paysan ça doit avoir des vaches».

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(EDDY MOTTAZ/LETEMPS)
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