Le Temps

Les centres de détention controvers­és de Modi

- DANIEL ESKENAZI, BOMBAY @Dan_esk

Vingt prisons sont actuelleme­nt en constructi­on dans l’Etat d’Assam. Elles font l’objet d’un vif débat politique, en lien avec la loi sur la citoyennet­é très critiquée. Les musulmans se voient comme la cible de la politique de New Delhi et craignent pour leur avenir

Narendra Modi, le premier ministre indien, continue de provoquer la colère. Ce dimanche à New Delhi, lors d’une réunion électorale, il a nié l’existence de certaines prisons destinées aux migrants illégaux, mais permettant en réalité de détenir ceux qui n’apparaisse­nt pas dans le Registre national de citoyennet­é. Soit, en majorité, des musulmans. «Les rumeurs concernant les centres de détention propagées par le Congrès national indien et les «urban Naxals» [ndlr: membres d’une organisati­on politique qui affirme l’héritage du Parti communiste de l’Inde fondé à Calcutta en 1969] sont totalement fausses. Elles sont lancées avec la mauvaise intention de détruire le pays, elles résultent de motivation­s diabolique­s. C’est un mensonge, a-t-il protesté. Aucun musulman de ce pays n’est envoyé dans des centres de détention et il n’y a aucun centre de détention en Inde.»

Six centres opérationn­els

La réponse du Congrès national indien, un parti d’opposition, ne s’est pas fait attendre. «Est-ce que le premier ministre Narendra Modi croit que les Indiens ne sont pas capables de faire une simple recherche sur Google pour vérifier ses mensonges? Les centres de détention existent et ils continuero­nt de croître aussi longtemps que ce parti sera au pouvoir», a répondu le parti dans un tweet.

De son côté, Gilles Verniers, professeur de sciences politiques à l’Université Ashoka, n’a aucun doute sur l’existence de ces centres. «Leur constructi­on est en cours, comme le montrent de multiples photos. Au cours des six derniers mois, des dispositio­ns ont été prises par le gouverneme­nt en relation avec le Registre national de citoyennet­é et le CAA, une loi qui permet un accès facilité à la citoyennet­é indienne, sauf pour les musulmans. Ces dispositio­ns visent à construire une vingtaine de centres de détention dans l’Etat d’Assam. Six y sont déjà opérationn­els. Nier leur existence me paraît contre-productif. Aujourd’hui, la seule inconnue est leur objectif exact et leur ampleur», relève-t-il.

Pour lui, la situation indienne n’est pas comparable au traitement

«Le BJP n’a pas su répondre aux problèmes concrets des citoyens, comme la détériorat­ion de l’économie et le chômage»

ASIF SYED, COMMENTATE­UR POLITIQUE

des Ouïgours en Chine. «La stratégie du gouverneme­nt indien n’est pas d’interner une large population afin de l’exclure ou de la déporter, mais de la maintenir sous contrôle. C’est ce qu’on observe dans certains Etats du nord-est ou au Cachemire. La police et l’armée ont la capacité d’arrêter des personnes et de les détenir parfois pendant plusieurs années sans la médiation d’une autorité juridique», déplore le professeur.

Ces arrestatio­ns arbitraire­s concernent généraleme­nt des membres de tribus dans le nordest ou des musulmans, en majorité au Cachemire. «Les musulmans ont été victimes de la politique anti-musulmane de Modi depuis 2002, lorsqu’il était ministre en chef du Gujarat. A cette époque, les émeutes ont provoqué la mort de plusieurs centaines d’entre eux. Durant les cinq années de son premier mandat de premier ministre, entre 2014 et 2019, ils ont été encore discriminé­s et lynchés dans les rues. Aujourd’hui, les musulmans estiment que Modi est allé trop loin en s’attaquant à leur propre existence», témoigne Rana Ayyub, journalist­e d’investigat­ion et écrivaine musulmane indienne qui s’est rendue dernièreme­nt au Cachemire. «Ma fille me demande de déménager. Et les personnes qui nous préparent à manger, des musulmans aussi, ressentent beaucoup d’insécurité. Elles se demandent dans quelle direction va le pays, si elles devront partir et où s’en aller», confesse Zarina Osman, une musulmane de 73 ans.

Modi sanctionné

Toutefois, le BJP, parti au pouvoir, a subi lundi un échec cuisant en perdant les élections au Jharkhand, un Etat du nord-est de l’Inde. Une coalition de partis d’opposition a obtenu la majorité des sièges. «Cette défaite démontre que le BJP n’a pas su répondre aux problèmes concrets des citoyens de cet Etat, comme la détériorat­ion de l’économie et le chômage. Durant la campagne, Narendra Modi et Amit Shat, ministre de l’Intérieur, ont promu la loi sur la citoyennet­é et dépeint les musulmans comme des ennemis. Cette rhétorique n’a pas fonctionné. Les élections tenues dans trois Etats indiens depuis mai démontrent que le pouvoir du BJP est en train de s’effriter», estime Asif Syed, commentate­ur politique. Dans la multiplici­té indienne, une victoire nationale ne garantit pas le pouvoir local.

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