Le Temps

Entre Oslo et Berne, duel des bons offices

Dépositair­e des Convention­s de Genève, la Suisse a souvent été leader sur le marché des bons offices. Mais l’arrivée de la Norvège et son argent massivemen­t investi dans l’aide au développem­ent créent une compétitio­n qui ne dit pas toujours son nom

- AÏNA SKJELLAUG, DE RETOUR DE NORVÈGE @AinaSkjell­aug

«Qui paie commande.» Voilà bien l’un de ces principes économique­s simples, ceux que la Suisse politique aime à défendre. Il y a ainsi quelque chose de renversant à voir la Norvège, l’un de ces pays scandinave­s qui ont inventé la social-démocratie, l’appliquer en un domaine peu connu pour être le lieu d’une concurrenc­e: celui de la diplomatie de la paix. Ces fameux «bons offices» dont la Suisse s’est si souvent faite la championne, servant par exemple depuis longtemps de lien entre l’Iran et les Etats-Unis.

Dépositair­e des Convention­s de Genève, neutre, hors de l’Union européenne mais au centre de l’Europe, la Suisse a occupé presque seule une position stratégiqu­e lui permettant de jouer les intermédia­ires. Une manière de faire souvent excellente pour l’image du pays, permettant à la fois de jouer un rôle internatio­nal et celui d’utile plaque tournante pour de nombreuses organisati­ons internatio­nales. Mais quelque chose s’est grippé.

Le virus, le grain de sable, c’est à Oslo qu’on le trouve. La dernière fois, c’était en mai 2019, lorsque la Suisse, où l’on préparait déjà de typiques tortas pour accueillir les négociatio­ns au sujet de la crise gouverneme­ntale vénézuélie­nne, s’est fait souffler le gâteau par les Norvégiens. Comment s’y prennent-ils, que font-ils de différent pour venir soudain grignoter les missions de bons offices?

Evidemment, entre diplomates, il s’agit de commencer par minimiser le phénomène. L’ambassadeu­r suisse François Nordmann l’avance ainsi: «Il y aura toujours un élément de concurrenc­e, mais il y a de la place pour tout le monde. Et c’est surtout dans leur manière différente d’agir que les choses sont intéressan­tes. Regardez le processus d’Oslo au Moyen-Orient. Ce sont d’abord les syndicats norvégiens qui ont pris langue avec les organisati­ons palestinie­nnes et se sont rendu compte qu’il existait un terrain favorable à la médiation. C’est venu d’en bas vers le Ministère des affaires étrangères, qui a traité cela avec l’implicatio­n du ministre. Chez nous, il est très rare que le ministre soit impliqué dans un processus de médiation. Tout cela a abouti aux Accords d’Oslo. L’Initiative de Genève, ce sont des privés qui se sont trouvés en Suisse et ont voulu faire un brouillon d’un traité de paix. Nous les avons ensuite aidés à accoucher, nous avons appuyé leurs efforts officielle­ment. Je ne pense pas qu’il y ait de consensus en Suisse pour que l’on soit plus actif sur le plan diplomatiq­ue.»

Nous sommes donc dans un duel à fleurets mouchetés. Et pour trouver un début d’explicatio­n à l’étonnante qualité de conviction des Norvégiens pour gagner leur statut

«La Norvège a une politique concertée pour la médiation, elle ne la voit pas comme un chapitre à part de l’aide au développem­ent» FRANÇOIS NORDMANN,

ANCIEN DIPLOMATE SUISSE

de faiseurs de paix, il faut aussi en arriver au prosaïque: les Norvégiens paient. Ou plutôt, ils investisse­nt.

Un apport financier massif

Appuyés sur leur rente pétrolière, ils consacrent en effet 1% de leur revenu intérieur brut à l’aide publique au développem­ent. Un chiffre énorme en comparaiso­n internatio­nale. La Suisse en donne 0,44%. Un haut fonctionna­ire à Genève, préférant l’anonymat pour s’exprimer plus directemen­t, souligne: «La Norvège vit un peu avec un esprit de missionnai­re.» Il le résume dans cette formule: «Dieu nous a donné le pétrole, il est de notre devoir d’aider le monde.» Alors ils viennent avec de l’argent, beaucoup, et c’est la grande différence avec la Suisse. La Norvège a lancé cette politique depuis plus de trente ans, c’est-à-dire deux décennies après les découverte­s pétrolière­s dans ses eaux. C’est d’ailleurs l’accroissem­ent de ces revenus qui a mené peu à peu à augmenter le budget de l’aide au développem­ent. Une stratégie massivemen­t soutenue par les citoyens, qui s’y déclarent favorables à 90%.

Surtout, cette aide au développem­ent est à Oslo directemen­t liée aux missions de bons offices. Et c’est encore une différence avec la Suisse, où la DDC est moins intégrée aux décisions diplomatiq­ues. En Norvège, le gouverneme­nt peut massivemen­t accorder ses aides aux pays dans lesquels il mène ses missions de bons offices. François Nordmann le dit encore: «La Norvège a une politique concertée pour la médiation, elle ne la voit pas comme un chapitre à part de l’aide au développem­ent. Et elle a des relais dans la société civile: la médiation là-bas y est très développée dans la résolution de conflits personnels.»

L’autre force politique d’Oslo – sans doute aussi une conséquenc­e de ses investisse­ments –, c’est la qualité de son réseau de fonctionna­ires internatio­naux. Car à force de s’impliquer concrèteme­nt, de multiplier les programmes, les anciens ministres des Affaires étrangères norvégiens sont de plus en plus nombreux à être haut placés dans les structures onusiennes et au-delà; qui paie finit, encore une fois, par commander. Geir Pedersen, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, le nouveau président du World Economic Forum, Børge Brende, Jens Stoltenber­g à la tête de l’OTAN, ils cumulent et partagent l’un des plus formidable­s carnets d’adresses planétaire­s. Et ils ont une vedette, un missionnai­re diplomatiq­ue que tous les Norvégiens connaissen­t, au point que l’homme est caricaturé en Superman de la paix de façon hilarante par des comiques norvégiens. Il s’appelle Jan Egeland.

Egeland et l’importance des alliances

Le social-démocrate de 62 ans est ainsi ressenti en Norvège comme un genre d’hybride étrange entre Bernard Kouchner, Edmond Kaiser et Kofi Annan. Secrétaire général du Norwegian Refugees Council, il se trouvait à Genève la semaine passée pour le Forum mondial sur les réfugiés. L’occasion de faire le point sur son pays: «Dans le passé, la Norvège a accueilli jusqu’à 30 000 demandeurs d’asile par année. Désormais, les chiffres peinent à atteindre 3000. Plus personne ne peut entrer en Norvège. L’Europe s’est fermée là-bas comme ailleurs, nous sommes devenus le continent aux frontières fermées.»

Sa carrière diplomatiq­ue a épousé la montée en puissance norvégienn­e sur la scène internatio­nale. Il insiste sur la méthode, et sur une volonté d’être efficace: «Il est souvent très difficile de mettre les parties d’accord pour entamer des négociatio­ns de paix. Mais c’est encore plus dur de leur faire ensuite appliquer ces accords. Vous devez avoir de très fortes alliances entre les pays concernés.» D’où l’énorme intérêt d’y investir dans les programmes d’aide, permettant de gagner la confiance des parties.

Il n’entend pas non plus entrer sur le terrain d’une concurrenc­e diplomatiq­ue avec les Suisses: «Il y a assez de conflits pour n’avoir pas besoin d’en rajouter. Trop peu de pays sont prêts à agir. Ce qui est important, c’est plutôt que les pays comme la Norvège et la Suisse coopèrent, essaient de construire des alliances internatio­nales. La Norvège ressemble à la Suisse dans le fait qu’elle est regardée comme légitime: gouverneme­nts et citoyens ont une opinion positive de ces pays.» Il ne croit guère au fait qu’il fallait pour la Norvège compenser diplomatiq­uement le fait d’être en dehors de l’UE: «J’ai fait campagne, en 1993, pour que la Norvège rejoigne l’UE. Je voterai demain pour y entrer, malgré le Brexit!» La Norvège est en revanche membre de l’EEE.

Longtemps réduits au lieu où est décerné annuelleme­nt le Prix Nobel de la Paix, Oslo et la Norvège ont sans doute compris qu’une bonne image n’est pas tout. Ou que, comme souvent, elle ne s’use que lorsque l’on ne s’en sert pas. Car faire la paix n’est là-bas pas seulement une politique, mais une volonté et un investisse­ment. Un proverbe norvégien le résume ainsi: «La chance ne donne pas, elle ne fait que prêter.»

 ?? (FLORIAN FREY/STUDIOBAFF.COM) ?? «Dieu nous a donné le pétrole, il est de notre devoir d’aider le monde», résume un haut fonctionna­ire.
(FLORIAN FREY/STUDIOBAFF.COM) «Dieu nous a donné le pétrole, il est de notre devoir d’aider le monde», résume un haut fonctionna­ire.

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