«Dans la santé, la compétitivité est un tabou»
Rodolphe Eurin, le directeur de l’Hôpital de La Tour, annonce un recours contre la décision du canton de Genève qui l’a retiré de la liste hospitalière pour les cas de chirurgie cardiaque. Il plaide pour la création de pôles d’excellence et pour la médecine intelligente
Au bénéfice d’une formation d’ingénieur à l’EPFZ complétée par un MBA, Rodolphe Eurin dirige l’Hôpital de La Tour à Genève depuis treize mois. Il s’agit là de la plus importante institution hospitalière privée de Suisse romande. Elle réalise un chiffre d’affaires annuel de 220 millions de francs et emploie 1200 collaborateurs. Quelque 300 médecins y pratiquent.
Vous vous êtes vu retirer la chirurgie cardiaque des activités de votre hôpital dans le cadre de la liste hospitalière du canton de Genève. Un coup dur pour votre hôpital? Oui, car cela nous prive d’une centaine de cas par an. La chirurgie cardiaque est une activité phare de notre hôpital depuis trente-cinq ans. Nous y avons beaucoup investi avec la création d’une équipe multidisciplinaire de médecins qui analyse chaque cas. Nous disposons aussi d’une unité de soins intermédiaires qui permet de prendre en charge ces patients de manière efficiente. Nous allons recourir au Tribunal administratif fédéral (TAF) et continuerons de traiter ces patients, même si, sans le financement cantonal, le risque sera significatif.
Une mesure protectionniste du canton en faveur des HUG? Cette décision démontre l’interventionnisme de l’Etat au détriment de la concurrence, bien entendu en faveur de l’hôpital public. Le problème, c’est qu’à Genève la population de la rive droite en souffrira. On voit déjà des ambulances et le cardiomobile qui passent gyrophares allumés devant La Tour pour amener des patients en détresse cardiaque aux HUG, alors que nous disposons de toute l’infrastructure nécessaire pour les traiter.
Vous êtes une des rares cliniques privées n’appartenant ni à Hirslanden ni à SMN. Un handicap pour votre avenir? Avec des urgences 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et des soins intensifs, nous sommes un vrai hôpital privé dont je défends farouchement l’indépendance. Il est vrai qu’aujourd’hui les groupes de cliniques ont un levier de négociation sur les tarifs hospitaliers face aux assurances complémentaires. Et le fait d’avoir un chirurgien à moins de 30 km de chez soi est en Suisse encore synonyme de confort. Mais de plus en plus, l’importance de la proximité géographique s’efface au profit de la qualité et de la formation de pôles de compétences.
En Suisse, 80% des gens se passent d’une assurance complémentaire. Cela augure-t-il de lendemains plus difficiles pour les institutions privées? Il faut reconnaître que l’assurance complémentaire traverse une crise de valeur. Jusqu’à présent, elle était surtout apparentée à un plus grand confort hôtelier. Mais celui-ci s’est généralisé dans les hôpitaux. A La Tour, j’entends conduire une stratégie misant sur l’amélioration continue de la qualité. D’abord dans les soins prodigués chez nous, puis dans la récupération de la meilleure qualité de vie possible suivant le séjour à l’hôpital.
«Nous sommes dans une phase de changement, et des hôpitaux vont disparaître» RODOLPHE EURIN, DIRECTEUR DE L’HÔPITAL DE LA TOUR
Néglige-t-on trop ce critère de qualité en Suisse? Nous manquons de transparence sur les résultats à la suite des opérations. Que veut le patient après son opération? Que sa douleur soit minimisée, qu’il puisse rapidement reprendre son travail, voire refaire son sport préféré. En Suisse, nous avons encore trop peu de données à ce sujet.
Selon le consultant PwC, un hôpital sur dix est menacé de faillite en Suisse. Y a-t-il trop d’hôpitaux? Oui! Cette surcapacité nous offre le luxe de ne pas avoir de temps d’attente et de disposer d’un hôpital très proche de tous les habitants. Mais c’est au détriment de la consolidation des volumes qui stimule l’efficience et la qualité. Nous sommes dans une phase de changement, et des hôpitaux vont disparaître.
Votre modèle hospitalier, c’est la Martini-Klinik de Hambourg, spécialisée dans le traitement du cancer de la prostate. Pourquoi? J’ai visité cette clinique en janvier dernier et j’ai été impressionné. Elle porte tous ses efforts sur la mesure de ses résultats médicaux pour nourrir l’amélioration continue. Sur deux paramètres essentiels mesurés après une opération, soit l’incontinence et les problèmes érectiles, cette clinique obtient des résultats bien supérieurs aux autres. Sa réputation internationale est telle qu’un quart de ses patients est prêt à parcourir plus de 300 km pour s’y rendre.
Dans quels pôles d’excellence l’Hôpital de La Tour peut-il ambitionner d’attirer des patients aussi loin à la ronde? Le but n’est pas de faire voyager les gens, mais de poursuivre la qualité. La majorité de nos patients viennent de Genève, et quelque 10 à 15% d’autres cantons. Nous avons le centre de médecine du sport et d’orthopédie le plus important de Suisse romande, avec des chirurgiens spécialisés par articulation qui accomplissent chacun jusqu’à 300 opérations par an. Nous ambitionnons le même développement en chirurgie digestive et dans le traitement de l’obésité. Les autres pôles à caractère plus local sont l’oncologie, une maternité avec une équipe spécialisée dans les accouchements à risque, la cardiologie, et bien sûr la médecine interne.
Vous êtes un adepte de médecine intelligente. Une clinique privée axée sur le profit peut-elle s’y intéresser dans la mesure où cette médecine est synonyme de pertes de revenus? On peut effectivement se demander quel est l’intérêt pour un acteur privé de s’engager pour cette médecine qui combat les actes inutiles, ce qui revient à moins facturer. En réalité, ces bonnes pratiques initient un cercle vertueux: elles renforcent la confiance envers un hôpital, ce qui peut lui permettre d’augmenter ses parts de marché à terme. Dans la santé, la compétitivité est encore un mot tabou, mais c’est une bonne chose.
Le système de santé est bon en Suisse, mais cher. Où voyez-vous des pistes d’économies? Nous avons un très bon système, mais on peut toujours l’améliorer. Dans les parcours de soins, il faut privilégier le travail d’équipe entre les médecins et la réflexion multidisciplinaire. Une meilleure transparence et plus de confiance entre prestataires de soins et assurances renforceront l’efficience administrative. Les divergences génèrent des coûts juridiques très élevés lorsqu’il faut faire appel à un tribunal pour trancher.
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