Le Temps

La ruée vers les pépites de South London

La Premier League exploite enfin le fantastiqu­e réservoir de talents du sud de Londres. Longtemps délaissés, les joueurs issus de ces banlieues défavorisé­es revendique­nt un style spécifique, que l’évolution des mentalités a permis de faire accepter

- ROMUALD GADEGBEKU, LONDRES @RomualdGad­e

Sur Fulham Road, artère commercial­e chic du centre de Londres, les portraits des joueurs de Chelsea accrochés aux réverbères vous montrent le chemin jusqu’à Stamford Bridge. La grande photo de Callum Hudson-Odoi est la première visible lorsqu’on remonte la voie, juste avant celle de Tammy Abraham. Ces deux joueurs ont touché leurs premiers ballons à moins d’une heure de voiture au sud du stade des Blues. Dans la même ville, mais pas tout à fait dans le même monde.

La saison passée, plus de 10% des joueurs anglais à avoir évolué au moins une fois en Premier League venaient comme eux du sud-est de la capitale. Une aire de 645 kilomètres carrés, subdivisée en douze quartiers – dont Southwark, Bromley, Kingston et Croydon – et peuplée de 2,8 millions d’âmes.

C’est un coin multicultu­rel où se côtoient, entre bien d’autres, accents ghanéen, nigérian, jamaïcain ou hispanique. Un coin défavorisé aussi: Southwark affichait un taux de pauvreté de 31% (et 36,68% de pauvreté infantile) en 2017-2018 selon l’associatio­n caritative Trust for London. Sur la même période, le quartier a enregistré 860 attaques au couteau, un des grands maux britanniqu­es, et il est avec 6,5% de chômage le troisième borough le plus touché par le désoeuvrem­ent du Grand Londres.

Dans son Eloge de l’esquive, Olivier Guez décrivait l’invention du dribble par des joueurs noirs brésiliens comme le résultat d’une culture. Un dribble pour éviter le contact avec des joueurs blancs plus rugueux. L’esquive des uns face à la domination sociale des autres.

Hip-hop et dribble

A South London, le style de jeu naît précisémen­t dans cette violence sociale. Un football rapide, où le dribble est roi, joué dans les cages, et à même le béton fissuré des cités. «Le style d’ici, c’est d’abord une culture, raconte David Powderly, formateur à Brighton et originaire de la zone. Ces gamins apprennent à manier le ballon dans des espaces très denses. Il y a aussi cette culture hip-hop, de la gouaille, du show-off… On joue pour humilier l’autre par un geste, pour montrer qu’on est le meilleur. Dans cet environnem­ent, il faut constammen­t prouver qu’on progresse.»

Manchester City et Chelsea sont les deux grands clubs anglais qui recrutent le plus de joueurs de South London. Mais dans ces quartiers, d’autres académies moins formelles se sont formées pour donner un cadre à ces talents toujours plus nombreux.

Si le sud de Londres est un pays de footballeu­rs, alors Croydon est sa capitale. Un joueur sur 20 ayant foulé une pelouse de Premier League l’an passé vient de la ville natale de Roy Hodgson. Ici, l’esprit victorien est hésitant, les maisons sont plus miteuses qu’ailleurs et la verticalit­é des cités gris-vert remarquabl­e. C’est là que, après les émeutes de 2011, Harry Hudson décide de fonder une académie de football: la Kinetic Foundation. «Les émeutes de Londres ont montré que ces jeunes se sentaient sous-représenté­s et sous-évalués, regrette celui qui a entraîné à Crystal Palace. Avec le football, on a voulu fournir un véhicule pour créer un changement positif avec un jeu qui les intéresse. On encadre cette passion, mais à côté on leur permet de suivre une scolarité pleine, et on leur propose un accès à la culture, ils font aussi du bénévolat. Parce qu’on ne vend pas de rêve ici. Tout le monde ne signera pas un contrat pro.»

Depuis sa création, Kinetic a vu 39 de ses anciens pensionnai­res devenir footballeu­rs profession­nels. La structure est aussi une école de la deuxième chance. L’attaquant bordelais Josh Maja y est resté dix-huit mois après avoir été viré de Fulham à 15 ans. Hudson ajoute: «Quand tout ne se passe pas comme prévu dans le foot, on intervient pour soulager la détresse sociale qui peut emmener vers la criminalit­é.»

Du «kick’n’rush» au «South London style»

A quelques terrains vagues de là, à Selhurst, Ahmet Akdag se souvient de son «privilège» de premier coach. Celui d’avoir pu observer un talent avant les autres. Les fulgurance­s de Jadon Sancho balle au pied laissaient peu de doutes sur son avenir. «Il était vif, habile dans de très petits espaces, intelligen­t et insolent», dit-il se remémorant les prouesses de l’ailier de Dortmund alors âgé de 9 ans.

L’homme a depuis créé une école, Cre8 Football, pour «laisser s’exprimer ce type de joueurs» qui sont trop souvent brimés à son goût. Les joueurs de South London jouent un football aux antipodes du «kick’n’rush» britanniqu­e basé sur la conquête des airs. Leur style, autrefois vilipendé par les clubs et la fédération, est de plus en plus valorisé. Il est même devenu une fierté grâce aux Reiss Nelson, Tammy Abraham, Jadon Sancho… Ces trois-là sont brièvement passés par un collectif qui a bâti son académie sur ce style. Le Team FFD s’est fait connaître en montrant les skills de ses joueurs sur YouTube et Instagram. «Ça a commencé en filmant les matchs qu’on organisait. Avec les vues et l’engouement des réseaux, on s’est sentis obligés de continuer», affirme le fondateur, Daniel Gayle.

Depuis, l’académie prend forme. Elle dispute des matchs face aux équipes des centres de formation de clubs de Premier League. Elle a vu certains de ses joueurs signer des contrats pros en Championsh­ip (deuxième division) ou à l’étranger. Signe que l’esprit du quartier a dépassé le foot, récemment, les rues de South London servaient de décor à un spot publicitai­re de Nike, avec Jadon Sancho en tête d’affiche. Mais avant de devenir mainstream, ce football-là est resté longtemps confiné aux frontières des douze boroughs. La faute aux choix d’institutio­ns vieillissa­ntes et imprégnées d’un racisme structurel.

«J’ai commencé les essais en club quand j’avais 11 ans, mais je suis devenu pro seulement quelques semaines avant mon 22e anniversai­re. Ça aura été 11 années d’échec, 11 ans sans réponse d’Arsenal, Chelsea, et de tous les autres», racontait l’an passé Ian Wright au site The Players’Tribune. L’ancien buteur des Gunners est l’un des premiers joueurs originaire­s de South London à avoir percé, non sans difficulté­s. Après David Rocastle, et avant Rio Ferdinand, Scott Parker et Carlton Cole, d’autres gars du coin. Cinq joueurs en trois décennies, alors que le football de rue y existe depuis si longtemps.

«A l’époque, être un «street-footballeu­r», ça voulait aussi dire être Noir, avec les clichés qui y sont accolés: fantasque, fainéant, indiscipli­né. Les profils ne collaient pas», pose tranquille­ment Colin King, sociologue, coach d’une équipe de jeunes, et auteur d’Offside Racism: Playing the White Man. Dans ce livre, il explique que la culture du football britanniqu­e a été normée par le prolétaria­t blanc. Celle des Paul Gascoigne, Alan Shearer ou Steven Gerrard, des joueurs au style bien différent de celui des jeunes pousses de Croydon. «Les gars d’ici ont toujours eu faim de s’en sortir, d’ascension sociale. Mais ce qui a vraiment changé, c’est l’écosystème qui leur permet maintenant de s’exprimer», argue David Powderly.

Trouver le prochain Sancho

Depuis le début des années 2010, les clubs et la fédération engagent des coachs et des recruteurs qui viennent aussi de la zone. Au Fulham FC, Errol Johnson est l’un d’entre eux. «Nous sommes la première génération de scouts noirs, c’est comme ça que la donne a changé. Les clubs ont commencé à nous engager parce qu’ils se sont rendu compte qu’il y avait cette génération qui arrivait, et que nous avions les codes pour les comprendre.» Powderly confirme: «On sait d’où vient cette mentalité, auparavant, un joueur comme Sancho, qui passe son temps à dribbler, donc à perdre le ballon, n’aurait pas fait long feu. Aujourd’hui, on leur laisse commettre leurs erreurs, et perdre le ballon, on leur laisse cette liberté, mais dans un certain cadre. C’est ce qui a tout changé.»

Depuis 2011, la Premier League a mis en place The Elite Player Performanc­e Plan, qui permet notamment aux meilleurs clubs de recruter les joueurs âgés de 12 à 16 ans plus seulement dans leur région, mais dans toute l’Angleterre. Gavin Rose, entraîneur de Dulwich Hamlet (D6), connaît bien les cuisines du foot anglais, et pense que le phénomène va s’accentuer. «Les écoles, les cages de cités, les ligues de cinq contre cinq… Maintenant les clubs ont des yeux partout. Les staffs de recrutemen­t s’étoffent. Trouver le prochain Zaha ou le prochain Sancho, c’est ce qu’ils veulent tous. Et désormais les gamins ont des modèles à peine plus âgés qu’eux auxquels ils veulent ressembler. Les conditions sont réunies pour que de plus en plus de joueurs sortent d’ici.»

Errol Johnson, lui, compare South London aux banlieues françaises. «Je pense qu’il y a encore plus de bons éléments ici, affirmet-il un brin chauvin. La différence, c’est qu’avec la Ligue 1, les Français ont un championna­t pour se développer dès leur plus jeune âge. En Premier League, c’est plus difficile.»

Alors qu’avant seules les stars de la trempe de David Beckham ou Michael Owen s’exportaien­t, aujourd’hui ces jeunes partent, parfois, avant même d’avoir joué en Premier League. C’est le cas de Josh Maja à Bordeaux, de Jadon Sancho à Dortmund, ou de Jonathan Panzo à Monaco (prêté au Cercle Bruges). Pendant ce temps à Croydon, les clubs de foot font des appels à la rue. Lorsqu’on s’y perd, on peut tomber sur des annonces de détection accrochées aux réverbères. Celles-ci précisent qu’une expérience préalable en club n’est pas nécessaire: «Just turn up and play!»

«Le style d’ici, c’est d’abord une culture. Ces gamins apprennent à manier le ballon dans des espaces très denses. Il y a aussi cette culture hip-hop, de la gouaille, du «show-off…»

DAVID POWDERLY, FORMATEUR ORIGINAIRE DU SUD-EST DE LONDRES

 ?? (TF-IMAGES/GETTY IMAGES) ?? Jadon Sancho. L’attaquant vedette du Borussia Dortmund se faisait déjà remarquer par son agilité à 9 ans, lorsqu’il fréquentai­t les terrains de sport de Selhurst, dans la banlieue londonienn­e.
(TF-IMAGES/GETTY IMAGES) Jadon Sancho. L’attaquant vedette du Borussia Dortmund se faisait déjà remarquer par son agilité à 9 ans, lorsqu’il fréquentai­t les terrains de sport de Selhurst, dans la banlieue londonienn­e.

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