Le Temps

55 fragments de l’hiver islandais

Entre instantané­s documentai­res et saynètes de fiction, Runar Runarsson brosse dans «Echo» le portrait kaléidosco­pique de son île livrée aux forces du libéralism­e et de l’individual­isme. Un poème pessimiste et cocasse

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Les festivités commencent par un ballet. De grands plumeaux laissent piteusemen­t traîner leurs ailes molles. Soudain, les deux spécimens de droite entrent en transe. Ils se mettent à tourner sur eux-mêmes et le mouvement giratoire les transforme en porcsépics hallucinés. Une voiture fait son entrée majestueus­e. Tandis qu’elle traverse l’écran, les autres poilus se mettent en branle. Puis, lorsque le véhicule sort sur la gauche, les yétis tourneurs se calment et redevienne­nt des sapins flasques. L’espèce humaine est bannie de la première séquence d’Echo (Bergmal en v.o.). Ce sont les machines qui font le spectacle, dans l’une de leurs plus nobles activités, le car wash, et ce n’est pas plus mal. La scène témoigne de la déshumanis­ation progressiv­e de la société contempora­ine à travers l’exemple de l’Islande.

En 1995, Michael Heneke décryptait le processus de «glaciation émotionnel­le» de l’Autriche à travers 71 Fragments d’une chronologi­e du hasard. Runar Runarsson, qui s’est imposé avec Sparrows, un film âpre consacré à l’adolescenc­e, reprend le procédé du moraliste autrichien. Mais Echo n’obéit à aucun principe déterminis­te: le film additionne les pastilles disparates, comme les pièces d’un puzzle forcément incomplet, pour brosser dans le style pointillis­te un saisissant portrait politique, économique et social de l’Islande.

Bouchers dansants

Les 55 fragments d’un mois de décembre comme les autres ne mènent pas au fait divers ou à la bonne résolution, mais au diagnostic: hormis son climat rigoureux, l’Islande est une contrée comme les autres, dominée par le profit, le consuméris­me, l’égoïsme et le sentiment de dérélictio­n.

Les 55 plans fixes de Runar Runarsson varient les cadrages et les genres. Plan très large sur une troupe de secouriste­s marchant dans la neige, plan serré sur l’écran de télévision où la première ministre prononce son discours de Nouvel An sous les insultes des téléspecta­teurs. Il y a des tableaux muets (trois bouchers découpent des carcasses animales en dansant sur Jingle Bells…), des chapitres relevant du documentai­re (on empile sur la plage le bois qui flambera à l’An neuf), du sujet d’actu (la police force l’enceinte d’une église pour embarquer deux réfugiés), du home movie (une mère montre à son enfant les oiseaux dehors, un chien se tapit terrifié sous le canapé quand crépitent les pétards de la Saint-Sylvestre)…

Des impromptus esquissent en trois minutes la possibilit­é d’une fiction: une gamine qui vient voir son père pour la première fois depuis le divorce de ses parents découvre que la fille de sa nouvelle femme est bien meilleure pianiste qu’elle; une femme se rend compte qu’elle attend le bus à côté de l’écolière qu’elle a mobbée des années durant.

Monopoly dans un gourbi

L’humour est noir: on demande de sourire sur une photo prise au cimetière, trois marginaux pleins de bière jouent au Monopoly dans leur gourbi, l’achat d’un sapin de Noël tourne à la dispute conjugale. L’absurde a sa place avec des armadas de coureurs sur tapis roulants ou des bodybuilde­uses en rang d’oignon.

Hormis son climat rigoureux, l’Islande est une contrée comme les autres, dominée par le profit, le consuméris­me, l’égoïsme et le sentiment de dérélictio­n

Certaines spécificit­és islandaise­s sont évoquées avec un bibliothéc­aire refusant de manger de la baleine, mais Echo fait écho à la conjonctur­e morose du monde occidental, sous-tendue par la toute-puissance de l’économie (on brûle une maison pour la remplacer par des habitation­s préfabriqu­ées, on jette des tonnes de nourriture invendue) et en proie à l’injustice sociale (un chantier s’arrête quand les ouvriers polonais sous-payés font grève).

Le dernier fragment de la chronologi­e de l’avent prend de la distance et se passe des figurants humains. Embarquée au large de la sombre Islande, la caméra contemple la mer éternelle brassant ses creux sombres au-dessus des gouffres amers, indifféren­te au no future qui se prépare sur terre.

■ Echo (Bergmal), de Runar Runarsson (Islande, 2019), 1h19.

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