Maigret, au fil des 75 enquêtes
En cette année des 30 ans de la mort de Georges Simenon, notre chroniqueur a lu les 75 enquêtes de Maigret. Une aventure humaine et littéraire
Georges Simenon est ingrat. A celui qui s’est lancé corps et âme dans la saga Maigret, il offre une fin particulièrement sordide. Maigret et Monsieur Charles, l’ultime roman, écrit à Lausanne en 1972, raconte la venue de Mme Sabin-Levesque dans le bureau du commissaire. Elle raconte que son mari n’est pas revenu à la maison depuis une durée anormale. D’habitude, il avait ses échappées avec des femmes croisées dans les boîtes de nuit, mais cela ne durait que quelques jours. Il sera indiqué que Mme Sabin-Levesque était ivre lorsqu’elle est venue voir Maigret. Celui-ci ne peut s’empêcher de la croire.
Maigret et Monsieur Charles est l’un des plus sombres romans du cycle. Cette femme alcoolique aux mains qui tremblent, ce couple éteint, cette ambiance de nuits vénales a quelque chose d’étouffant. Le commissaire croit son interlocutrice. Mais au fond, il la méprise, et elle le hait. Personne n’est sain dans cette histoire, pas même le vénérable héros, qui boit trop et dort mal.
Une saga sans fin
Quand il l’écrivait, Simenon ne savait pas qu’il s’agissait de son dernier Maigret; sa rupture presque totale avec l’écriture est survenue quelques mois plus tard. La série Maigret n’a donc pas de fin, sa chronologie n’est pas linéaire. Un roman bien antérieur se situait plus tard, et montrait le policier à la retraite.
L’exploration des enquêtes se termine par une vision spécialement pessimiste du couple, de la vie. Peutêtre faut-il cette noirceur, elle aide à sortir de ces univers parcourus au fil de lectures passionnantes.
En cette année des 30 ans de la mort du romancier, et des 70 ans de la gestation de Maigret, j’ai lu les 75 romans du commissaire. Le rythme a été soutenu en été, avec parfois trois romans en une journée de congé. Avec d’autres actualités à traiter, la rentrée a hélas freiné la cadence. La fin de mon périple s’est faite avec des lectures plus sporadiques, un roman ou deux par semaine.
Nombre d’amis et collègues m’ont prédit l’ennui, la lassitude. Ce n’est pas arrivé une seconde. Peut-être suis-je bon client de l’effet de répétition. Oui, les Maigret ont une structure presque toujours identique, que Simenon a d’ailleurs dessinée un jour. Il y a le drame, son développement, le passé des protagonistes, l’enquête puis la résolution – ce dernier mot n’est pas le sien.
La formule est rodée. Le lecteur sait qu’il va lire sept ou huit chapitres, toujours plus courts au fil de l’intrigue, pour un total de 160 pages environ. Toutefois, cette redondance d’un livre à l’autre n’a rien de rebutant, et elle ne rassure pas non plus. Elle s’efface, en fait, devant le théâtre des opérations. La forme souterraine du roman, sa charpente, n’est pas assez lourde pour générer le sentiment de redite. C’est le premier génie de Georges Simenon, romancier hors pair, bien sûr, mais aussi, on le souligne moins, brillant auteur dans le suspense de type thriller.
Sans conteste, à lire les 75 ouvrages, il y a des romans plus faibles que d’autres. Mais un Maigret moyen vaut bien mieux que tant de pavés de 500 pages bardés de mystères. La formule fonctionne toujours et empêche tout abattement du lecteur; et il y a les autres traits de génie de l’auteur.
La matière humaine
On l’a souvent signalé, la pâte humaine, chez Simenon, se révèle extraordinaire. Sa capacité à créer des personnages originaux, plus riches que de simples archétypes, est phénoménale. Le romancier part peut-être parfois de références, de clichés littéraires, mais il les remplit de cette pâte, de sentiments complexes, de faiblesses, d’une grandeur à un instant.
Oui, l’humanité de Maigret – et de Simenon dans l’ensemble – est sombre, tirée vers les enfers par ses pulsions, ravagée par ses secrets et ses mensonges, rongée par ses appétits ou ses ambitions. Mais on ne coule jamais dans un désespoir radical. La figure, le roc, que représente Maigret (et son pendant discret, Madame) apporte une forme de confiance en l’humain, en tout cas un démenti à la constante désespérance ambiante. Il faut ajouter la bonhommie des inspecteurs, les hommes de Maigret – Lucas, Janvier, Lapointe – qui participent à cette ligne de front de la lumière face aux ténèbres.
Septante-cinq romans, cela représente au moins 225 personnages frappants croisés durant les lectures. Il y a souvent le protagoniste majeur face à Maigret, qu’il soit coupable ou pas – et à ce poste, les femmes sont les plus fortes. Il y a au moins une autre figure importante du milieu analysé. Et il faut ajouter les personnes gravitant autour de l’enquête, domestiques des riches, patrons et employés des bars ou hôtels, personnels techniques de la police, juges et substituts…
Le lecteur rencontre des épouses trahies qui se font à la frénésie carnassière de leur mari pour des raisons diverses, des comtesses ou apparentées enchaînant les gigolos, des voleurs qui ont peur de tout, des danseuses de club à l’attractivité sexuelle foudroyante, des mafieux revanchards, des avocats aux passions biscornues, des notables contrariés, des tueuses de glace, des assassins qui flanchent…
Et toujours, dans cette petite odyssée que représente chaque enquête, des concierges butées ou malicieuses, des logeurs trouillards, des femmes de ménage autoritaires, sans oublier les tenanciers de bar aux clins d’oeil en rafale et la petite vieille dame qui trotte en servant leur vin aux clients d’une guinguette…
Traverser Maigret, c’est traverser un bout de l’être humain. Mais aussi un peu du crime, quelques régions marquantes de France et d’ailleurs, et, bien sûr, un Paris façonné à l’image du commissaire. La saga Maigret constitue une introduction aux humanités, au sens non académique du terme.
Face aux détectives de la littérature policière dont l’exploit pur, la résolution de l’énigme, constitue le moteur de l’intrigue et donc des nouvelles ou des romans, Simenon a opposé un policier contextuel.
Dans la lecture d’un Maigret, ce qui importe est moins la désignation du coupable que la plongée dans le milieu exploré. Le curieux se régale des personnes rencontrées, de leur environnement, de leurs codes et de leurs non-dits, mais aussi de la manière dont le gros Maigret, large d’épaules, va se glisser dans ce monde-là, cette maisonnée ou ce réseau. Simenon porte
l'attention sur les proches de la victime et l'enquêteur.
On peut glisser là qu'il s'agit peu ou prou du fondement de Columbo, qui apparaît au moment où la saga Maigret se termine. En apparence, tout oppose le petit Italo-Américain et le colosse parisien, le parleur sans fin et le taiseux, le scribouilleur sur calepin et le commissaire impavide, le cigare et la pipe.
Proche de Columbo
Pourtant, Columbo est sans doute le policier le plus proche, dans l'esprit, de Maigret. Comme lui, il plonge dans le milieu du drame, sans préjugés. Comme lui, il «ne pense pas», c'est-à-dire qu'il refuse toute explication a priori, qui serait lancée depuis la scène de crime. Comme lui, il se retrouve souvent dans une confrontation très codée avec le coupable. Et puis, il y a le rôle de «Madame» ou «ma femme»…
Bref. Le choix de Simenon, s'appuyer ainsi sur son personnage non fantasque et ses figures inventées pour chaque histoire, ne manquait pas de risques. Il est plus facile de jouer sur une mécanique criminelle pure, et de jouer au chat et à la souris avec le lecteur. Ainsi, les Maigret auraient pu vieillir vite. Or, hormis l'inévitable datation du contexte ou de certains milieux, les Maigret accusent bien le passage des décennies.
La raison classique à cela est de dire que c'est parce qu'ils narrent des drames de passions intemporelles. De manière plus précise, disons que l'importance accordée aux circonstances bien humaines des crimes, et à la personne de l'enquêteur ainsi qu'à son paysage personnel, sortent les intrigues en partie de leur époque. D'autant que la geste Maigret s'étend sur un peu plus de quatre décennies: elle évolue elle-même selon ses ères.
Il y a une autre raison de se laisser fasciner par ces romans pourtant pas récents: Maigret, c'est l'empire des sens. Simenon n'a pas son pareil pour incarner ses intrigues, jusqu'aux images fortes, aux couleurs, aux odeurs, au toucher parfois. La journée de Maigret commence par le fumet du café, et la pipe; s'il fait beau, ce qui est fréquent, elle s'entame dans la rue avec les odeurs de printemps ou de juin. Le jour entier sera un festival d'images et d'effluves dans les endroits explorés, jusqu'à l'épaisseur des moquettes des escaliers dans les hôtels particuliers ou le fumet d'un ragoût chez les petites gens. Et l'on n'oublie pas le petit blanc au goût de terroir, ou le demi rafraîchissant, ou les sandwichs commandés au quai des Orfèvres pour les interrogatoires qui vont durer, ou encore le sucre de la petite prunelle sirotée le soir…
Contre toute attente, Maigret impose un monde qui fait envie. Moi qui ne bois pas souvent de vin – par contre, je n'ai pas trop de problèmes avec les demis –, j'ai humé un peu de blanc ces temps, cherchant la fraîcheur que vantait Maigret. Je me dis qu'il faudrait goûter le ris de veau ou la blanquette. Et j'ai des envies de choucroute plus fréquentes qu'à l'ordinaire.
L’autre génie de Simenon
De passage à Paris, je suis allé voir le bâtiment du numéro 132 du boulevard Richard-Lenoir, là où vivait le couple de papier. J'ai bu un verre au bistrot, sympa, qui occupe de rez de l'immeuble. C'était touchant, paisible. Je suis allé à Liège, dans le quartier où Simenon a grandi, la cité où il a commencé à écrire. Il était difficile de le chercher, bien des choses ont changé. Mais la balade valait le voyage.
Je vais tourner la page. Je raconte cela pour tenter de cerner l'autre génie de Simenon, son habileté à jouer sur les deux extrêmes de la palette de l'écrivain. Les affres psychologiques de ses personnages, jusqu'au crime, et, en même temps, la réalité brute, permanente, de la matérialité du monde et des humains.
La vie selon Maigret est à la fois complexe et simple. Horriblement compliquée par les (auto-)destructions des humains et l'infrastructure judiciaire qu'il faut pour les expliciter, à défaut parfois de les juger; et simple, parce que toute femme et tout homme se résument à son parcours et son cadre, à ses rêves et ses limites, ainsi qu'à la géographie physique, professionnelle et sentimentale qui est la sienne. Un Maigret est assez vite lu. Mais il offre à son lecteur une expérience d'une intensité, avec une largeur de palette, que bien des pensums classiques ou actuels n'atteignent même pas au sabot de la quatrième de couverture.
On a écrit des millions de pages sur Maigret, et voici que j'ajoute mes déblatérations. A ceux qui se lanceront à leur tour dans l'aventure Maigret, je conseille de ne rien lire sur lui auparavant. Juste entrer dans les romans, si possible de manière chronologique, s'il s'agit ensuite de tout lire. Plus tard, il sera bien temps d'aborder les analyses. De toute manière, Maigret (et Simenon) les déjoue toutes. Et puis, vous pourriez vivre ce qui m'arrive. A la fin des 75 romans, peut-être vous réjouirez-vous de les relire, un jour pas si lointain.