Le Temps

Il y a 30 ans, la Révolution de velours

Le 29 décembre 1989, le dramaturge et dissident était élu à la présidence de la Tchécoslov­aquie. Notre journalist­e Stéphane Bussard, étudiant à l’époque, était à Prague peu avant cette élection. Il raconte ce moment historique

- STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

Le 29 décembre 1989, alors que le pouvoir communiste vacille dans tout le bloc de l’Est, Vaclav Havel est élu à la présidence de la Tchécoslov­aquie. Douce revanche pour ce dissident qui a connu la prison. Notre journalist­e Stéphane Bussard, étudiant à l’époque, était à Prague peu avant cette élection. Il raconte ces moments historique­s.

Décembre 1989. Quand je débarque du métro de Prague un peu plus d’une semaine avant l’élection historique de Vaclav Havel à la présidence de la Tchécoslov­aquie, les seules images de la capitale que j’ai à l’esprit sont celles véhiculées par Milan Kundera dans son Insoutenab­le légèreté de l’être, notamment celles des chars soviétique­s investissa­nt la ville en août 1968. Or nous sommes en 1989. Le pays est en pleine Révolution de velours. Dans une rue proche, plusieurs dizaines de personnes sont rassemblée­s devant un poste de télévision. Le Forum civique de Vaclav Havel diffuse pour la première fois via une cassette vidéo des images de l’écrasement du Printemps de Prague. Le choc de ces deux réalités temporelle­s distinctes, romancée pour l’une, réelle pour l’autre, me déboussole. Le signal est univoque. Le pouvoir communiste est en train de vaciller.

Le 17 novembre 1989 est un jour clé dans la libération de la Tchécoslov­aquie du joug communiste. Le jour de la commémorat­ion de la répression d’une manifestat­ion estudianti­ne par les nazis à l’Université de Prague en 1939, des étudiants tchécoslov­aques protestent sur l’avenue Narodni-Trida. La répression est brutale. Une rumeur se répand comme une traînée de poudre: un certain Martin Smid aurait été tué lors des heurts avec les forces de l’ordre. C’est pourtant, selon toute vraisembla­nce, une mort fictive, provoquée peut-être par la frange «gorbatchév­ienne» du pouvoir prête à accélérer le mouvement d’ouverture. La répression produit un effet boomerang. La contestati­on se propage dans tout le pays. Sur la place Venceslas, j’entends la foule, enthousias­te, scander «Vaclav Havel président». Des klaxons de voiture résonnent partout. Rien à voir avec l’atmosphère que j’ai vécue comme étudiant à Leipzig lors des manifestat­ions qui ont mené à la chute du mur de Berlin le 9 novembre. En Allemagne de l’Est, les étudiants, tétanisés par le risque de compromett­re leur avenir, tardent avant de se mobiliser. C’est le peuple entier qui fait basculer le régime d’Erich Honecker. En Tchécoslov­aquie, ce sont les étudiants qui portent le mouvement.

Socialisme à visage humain

Au début décembre, l’opposition rejette la formation d’un nouveau gouverneme­nt dominé par les communiste­s. Peu après, le président Gustav Husak démissionn­e. Dirigeant du Forum civique, Vaclav Havel s’adresse à la foule sur la place Venceslas. Un grand débat s’instaure: qui choisir pour la présidence? Certains proposent des défenseurs d’un socialisme à visage humain, des politiques comme Alexandre Dubcek (président en 1968) ou Zdenek Mlynar, ami d’études de Gorbatchev et auteur du livre Le Froid vient de Moscou. Mais on se rend vite compte que les conditions de 1989 ne sont plus celles de 1968. En Pologne voisine, des élections libres ont déjà eu lieu. Le mur de Berlin est tombé et la Hongrie a ouvert sa frontière. De plus, ni à Moscou, ni au parlement, on ne manifeste une réelle volonté de sauver le pouvoir communiste. Vaclav Havel, un grand humaniste, s’impose comme la personnali­té la plus légitime à représente­r tous les Tchécoslov­aques. Son passé de dramaturge et de dissident qui a passé plusieurs années en prison, dont trois mois au début 1989, en fait le candidat idéal qui se battrait non pas pour une démocratis­ation du système communiste, mais pour la démocratie tout court, pour la liberté. Sa vision tranche avec celle de Milan Kundera, qui croit en un socialisme humaniste.

«Havel a le capital politique et moral pour incarner la fonction présidenti­elle», relève Jacques Rupnik, directeur de recherche à Science Po Paris et conseiller du président Vaclav Havel de 1990 à 1992. C’est le chef du gouverneme­nt, Marian Calfa, qui présente la candidatur­e de Vaclav Havel à la présidence. Ce citoyen issu d’une famille de la grande bourgeoisi­e tchèque, qui n’a jamais été membre du Parti communiste, est seul en lice. Il est élu à l’unanimité par le parlement. Son élection a beau être au suffrage indirect, elle est portée par tout un pays. Elle est la garantie qu’il n’y aura plus de retour en arrière.

Jacques Rupnik était aux côtés de Havel le soir de l’élection. «On était au quartier général du Forum civique. Sur le balcon, il s’est adressé à la foule. C’était très fort, se souvient le politologu­e, qui ajoute: «Ce qui m’a frappé chez Havel, c’est sa gentilless­e et son humilité. Des caractéris­tiques qui tranchent avec l’image qu’on a parfois des chefs d’Etat.» Sur le balcon du château de Prague, siège de la présidence, Havel déclare le 29 décembre: «Chers amis, il y a un instant, j’ai été élu à l’unanimité président de la République. Je vous remercie de votre soutien et je vous promets de ne pas trahir votre confiance et de conduire notre pays aux élections libres.»

Fortes conviction­s

Jacques Rupnik s’en souvient. Les débuts présidenti­els de Havel sont marqués par une grande improvisat­ion, voire un certain amateurism­e. Mais aussi par un enthousias­me hors du commun pour changer le pays. Le premier président postcommun­iste «était en état de grâce. Il pouvait commettre des erreurs. Personne

ne lui en tenait rigueur. Tout le monde avait envie de l’aider. Vaclav Havel avait des conviction­s très fortes mais, il le disait, il n’avait pas des compétence­s pour tout.»

Voir Havel à la tête de l’Etat est une douce ironie de l’histoire. Le dissident n’a eu de cesse de fustiger le régime communiste, sa rhétorique vide de «normalisat­ion» après le Printemps de Prague pour prôner un retour à la «norme communiste». Il critique vertement le post-totalitari­sme du pouvoir, lequel se reflète dans une répression ciblée pour instiller la peur. Cela ne dissuadera pas plusieurs dissidents, dont Havel, de signer la Charte 77, une pétition exhortant le pouvoir à respecter les droits de l’homme.

Selon Jacques Rupnik, «Havel a beaucoup réfléchi au pouvoir et au contre-pouvoir. Le fait d’embrasser la présidence était donc un acte plutôt inattendu.» Inspiré par le théâtre de l’absurde d’Ionesco et par Beckett, Vaclav Havel est décrit comme un Molière contempora­in, prêt à pourfendre les hypocrites. Dans sa pièce La Grande Roue, il dépeint des personnage­s qui n’ont plus d’identité, des marionnett­es. Il démystifie le langage, ces mots du pouvoir communiste qui ne veulent rien dire. Lors de son premier discours présidenti­el du Nouvel An, il déclare: «Chers compatriot­es, depuis quarante ans vous avez écouté mes prédécesse­urs qui vous ont dit la même chose sous différente­s formes: de quelle façon notre pays prospère, […] comme nous sommes tous heureux […]. Je présuppose que vous ne m’avez pas voulu à ce poste pour que je vous mente moi aussi. Notre pays ne prospère pas. Le grand potentiel créatif et spirituel de nos nations n’est pas utilisé intelligem­ment.»

Ne pas confisquer le débat politique

Dans son oeuvre faite d’une quinzaine de pièces, parfois jouées dans des appartemen­ts privés, Havel raconte comment l’individu est poussé à se conformer au régime par automatism­e dans ce qu’il appelle la «dictature du rituel». Il dénonce le clientélis­me à la mode communiste. Dans Le Pouvoir des sans-pouvoir, il appelle les citoyens à «vivre dans la vérité», quitte à ignorer l’existence même du régime, à pratiquer la désobéissa­nce civile. Par sa créativité et sa mobilisati­on, la société civile doit saper petit à petit l’autorité du pouvoir totalitair­e.

En 1990, le président Havel effectue son premier voyage à l’étranger, à Berlin-Est puis à Munich. Dans son pays, certains lui reprochent de n’être pas allé d’abord à Bratislava. Très attaché à l’idée de la Tchécoslov­aquie, il n’a pourtant pas vu venir le divorce entre les deux entités nationales, sous-estimant la question slovaque. Face au nationalis­me de droite de Vaclav Klaus

Les débuts présidenti­els de Havel sont marqués par une grande improvisat­ion, voire un certain amateurism­e. Mais aussi par un enthousias­me hors du commun pour changer le pays

du côté tchèque et du populisme de gauche de Vladimir Meciar du côté slovaque, il aurait dû insister sur la nécessité de lancer un référendum. Il ne le fera pas. Ne voulant aucunement être associé à la séparation, il démissionn­e le 20 juillet 1992. Il retrouve la présidence à la tête de la République tchèque en février 1993. «C’est peut-être la seule zone d’ombre dans son bilan, relève Jacques Rupnik, Havel a été le dernier président d’un Etat qui a cessé d’exister.» Mais c’est aussi le président qui, par ses nombreux voyages, a replacé son pays sur la carte de l’Europe. «Il faut le rappeler. A l’époque, la Tchécoslov­aquie était devenue une sinistre province de l’Empire soviétique», rappelle le politologu­e.

Même installé au château de Prague, Havel l’intellectu­el continue de refuser la confiscati­on du débat par des appareils politiques ossifiés. «Quand on voit la crise de confiance dont souffrent aujourd’hui les partis politiques, constate Jacques Rupnik, on peut se dire que Havel n’avait pas tout à fait tort.» Havel ne créera d’ailleurs pas de parti présidenti­el, une manière de rester au-dessus de la mêlée partisane. Un choix qui l’affaiblira.

La vision que Vaclav Havel avait de l’Europe interroge avec une pertinence manifeste ceux qui s’attellent, aujourd’hui encore, à la constructi­on européenne. Pour le président tchèque, qui sera resté un peu moins de 13 ans au pouvoir et qui décédera à fin 2011, il n’est pas simplement question d’une extension de l’UE à l’Est, mais bien plus d’une participat­ion active de l’Est et de son pays à la constructi­on européenne. «Pour Havel, l’UE n’était pas qu’un marché unique, conclut Jacques Rupnik. Mais un ensemble de valeurs auquel son pays pouvait contribuer.»

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(STÉPHANE BUSSARD) Dans l’une des dictatures communiste­s les plus dures du bloc soviétique, le dissident Vaclav Havel a été porté à la présidence tchécoslov­aque pour son autorité éthique et morale.
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(STÉPHANE BUSSARD) La Révolution de velours a été lancée par des étudiants, mais elle a ensuite transporté tout le peuple tchécoslov­aque.

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