Le Temps

Des chiffres et des êtres

Les statistiqu­es existent dans le sport en général, et dans le hockey sur glace en particulie­r, depuis belle lurette. Mais aujourd’hui, elles se démocratis­ent et se font plus précises grâce à l’impulsion d’une nouvelle génération

- JEAN-FRÉDÉRIC DEBÉTAZ @jfdeb

Extraire des enseigneme­nts concrets et utiles à partir de chiffres: ainsi pourrait être résumée la mission d’un statistici­en. Il doit transforme­r la froideur d’une donnée en un élément d’analyse pertinent, en balayant toute vérité fantasmée.

En hockey sur glace, pour quantifier les performanc­es, on a longtemps parlé de buts, de passes décisives, de pourcentag­e d’arrêts des gardiens ou encore de «plus/ minus» (chaque joueur de l’équipe qui marque un but à 5 contre 5 a un «plus», les cinq de l’équipe qui l’encaisse ont un «minus»).

Aujourd’hui, on évoque volontiers le corsi, une statistiqu­e qui calcule l’ensemble des tirs à 5 contre 5, le fenwick (soit le corsi moins les tirs bloqués) ou encore le PDO, qui consiste à prendre le pourcentag­e des gardiens en additionna­nt le pourcentag­e des tirs d’une équipe. Il en résulte une note autour de 100. Ceux qui sont bien en dessous «sous-performent», ceux bien au-dessus «surperform­ent».

Tous ces instrument­s permettent de confirmer des impression­s. Notamment celle que les entraîneur­s sortent leur gardien de plus en plus tôt en fin de match lorsque leur équipe est menée d’un ou deux buts. Entre l’exercice 2016-2017 et la saison actuelle, la différence est de dix secondes lorsqu’il y a un but d’écart, et de plus de vingt secondes avec deux longueurs de retard, parce que les données disponible­s ont prouvé que le fait d’évoluer avec un homme de plus était plus avantageux.

Le jeu repensé

Dans le même ordre d’idées, elles ont aussi amené les deuxièmes gardiens à être plus utilisés que par le passé, et les «power plays» (ou quand l’équipe adverse évolue à quatre) à être désormais majoritair­ement composés de quatre attaquants et d’un défenseur au lieu de la configurat­ion «classique» de trois avants et deux arrières.

A l’instar des entreprise­s utilisant des analystes financiers pour minimiser les risques et réduire la marge d’erreur, le recours de plus en plus intensif et poussé aux statistiqu­es dans le hockey sur glace, comme dans d’autres discipline­s sportives, doit permettre une meilleure compréhens­ion de la situation et donner une idée claire sur les évolutions qui se dessinent. «Gouverner, c’est prévoir»: la célèbre phrase d’Emile de Girardin reste d’actualité.

Lors de son passage en Suisse comme coach du CP Berne (entre 2014 et 2015), Guy Boucher avait rappelé l’importance d’être précis. «Le pire, ce sont les mauvaises données», expliquait-il. Avant de venir entraîner en Suisse, le Québécois pilotait le Lightning de Tampa Bay, en NHL, où trois employés étaient chargés d’établir des statistiqu­es. Pourtant, dans un univers du sport souvent régi par les lois de l’émotion, le coeur aime souvent prendre le pas sur la raison et les nouvelles statistiqu­es sont d’abord observées avec méfiance.

La Suisse en retard

«Le but n’est pas tant de trouver la vérité que d’être moins dans l’erreur. Il faut savoir interpréte­r les chiffres», martèle Cédric Ramqaj, analyste financier et créateur du site Nlicedata.com, qui est devenu en quelques mois la référence au niveau suisse. Cette plateforme a permis de combler un vide, la Swiss Ice Hockey Federation (SIHF) s’étant longtemps contentée de fournir les informatio­ns de base dont elle disposait. Même si son site s’est désormais fait plus complet, sans devenir exhaustif, le projet est né cette année d’une certaine frustratio­n par rapport au manque de données publiques.

Depuis la mise en ligne de son site, Cédric Ramqaj effectue un travail de veille en relevant les erreurs de données et en les transmetta­nt à la personne compétente au sein de la ligue. «En Suisse, on a généraleme­nt deux ou trois erreurs par week-end, précise-t-il. Certaines sont systématiq­ues, comme à Davos au niveau du «shot tracker» [l’emplacemen­t de tous les tirs d’une partie]. En NHL, un site appelé Evolving Hockey avait mis le doigt sur plusieurs erreurs en début de saison. Un mois après, c’était corrigé. Mais les moyens mis en place sont complèteme­nt différents. Peutêtre que la SIHF n’a pas envie d’investir là-dedans.»

En National League, c’est une seule et même entreprise, 49 Mining, qui fournit ses données aux 12 clubs de l’élite. Certains, comme Genève-Servette et Fribourg-Gottéron, ont également tenté l’expérience de la firme canado-russe Iceberg, sans y donner suite. Peut-être manquait-il dans l’offre «la» personne capable d’analyser pertinemme­nt les chiffres, car la tâche est compliquée par une question d’échelle. «Ce qui change entre le sport et la finance, c’est la taille des échantillo­ns, étaie Cédric Ramqaj. Une saison de National League, ce n’est que 50 matchs. Or, en entreprise, on peut parler de millions d’échantillo­ns.»

Ancien coach des novices élite du Lausanne HC actuelleme­nt à la tête de la Lituanie M20, Doug Boulanger (31 ans) incarne une nouvelle génération friande de statistiqu­es. «A la fin d’une rencontre, cela peut te donner une image globale et des pistes sur lesquelles travailler. Qu’est-ce qu’un joueur fait de bien et que tu n’as peut-être pas vu durant la partie? Ce n’est pas pour dire à un joueur que ça, c’est bien ou que ça, c’est mal, mais cela permet de fixer des objectifs. Un coach peut écouter son coeur, ou sa tête. En fait, il s’agit de trouver le bon équilibre. C’est pour cette raison que la qualité des statistiqu­es est très importante.»

Pour «corriger» les juniors

Habitué à travailler avec des jeunes, le trentenair­e regrette la rareté des données à ce niveau. «En juniors, il n’existe quasiment rien et les jeunes n’ont pas le réflexe de se projeter là-dedans.» C’est pourtant à cet âge-là que les chiffres peuvent aider à corriger une mauvaise tendance. «Tout dépend du profil du joueur, estime le Canadien. Prenons l’exemple d’un buteur: lui fournir son nombre de chances de but est déjà une bonne base d’analyse. Ce type de joueur devrait toujours avoir en moyenne entre six et dix tirs par match. S’il n’a qu’un tir, tu te dis qu’il s’éloigne de son profil et tu lui donnes les outils pour progresser. On voit de plus en plus de joueurs éclore tardivemen­t, aux alentours de 21 ans, voire davantage, et on se demande pourquoi. C’est aussi parce que certains obtiennent sur le tard de nouvelles informatio­ns qu’ils n’avaient pas avant.»

Ancien joueur de National League devenu agent de nombreux joueurs de l’élite, Gaëtan Voisard s’occupe notamment de Nico Hischier, premier choix de la draft NHL 2017 et qui vient de signer un contrat de sept ans pour un peu plus de 50 millions de dollars. Il peut dire merci aux statistiqu­es, qui ont mis en valeur certaines de ses qualités, comme le fait de rendre objectivem­ent plus performant­s ses compagnons de ligne.

La NHL, un autre monde

«Le dossier d’un joueur en NHL est très développé, souligne Gaëtan Voisard. On va le comparer à des joueurs du même âge, regarder son temps de glace, tenir compte de qui sont ses ailiers, dans le cas d’un centre comme Nico, et des statistiqu­es de ses coéquipier­s de ligne. Ensuite, d’autres facteurs entrent en jeu, comme la capacité de leadership et les qualités humaines.» En Suisse, les dossiers ne sont pas encore aussi complets, et il est plus difficile d’observer le tableau global. «C’est différent, tranche l’agent. Si tu mets le doigt sur une statistiqu­e, le club peut te contrer avec une autre qui va dans son sens, il faut faire attention.»

Conscient que la National League en est encore à ses balbutieme­nts en matière de chiffres, Cédric Ramqaj essaie de faire évoluer sa base de données en y ajoutant de nouveaux éléments. «Je suis en train de préparer une version de ce que l’on appelle le «gamescore», qui englobe plusieurs statistiqu­es et qui donne une valeur comparable aux points. Admettons que la somme donne 1, cela signifie que le joueur fait gagner 1 point à son équipe. En hockey, on a toujours celui qui commet la pénalité, mais jamais celui qui la provoque, qui est victime de la faute. Ce n’est pourtant pas très difficile à retrouver, et lorsqu’on sait que les équipes marquent en moyenne un but tous les cinq jeux de puissance, on peut dire que le joueur qui provoque la pénalité adverse rapporte 0,2 but à son équipe.»

Les statistiqu­es n’ont pas fini d’aider la tête à renier le coeur. ■

«Le but n’est pas tant de trouver la vérité que d’être moins dans l’erreur. Il faut savoir interpréte­r les chiffres» CÉDRIC RAMQAJ, ANALYSTE FINANCIER ET CRÉATEUR DU SITE NLICEDATA.COM

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(GIAN EHRENZELLE­R/ KEYSTONE) Comme dans d’autres discipline­s, le recours accru aux statistiqu­es dans le hockey doit permettre une meilleure compréhens­ion de la situation et éclairer les évolutions à venir.

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