Solitaire après la catastrophe, vraiment?
Deux des piliers des robinsonnades, le roman original et la variation de Michel Tournier, laissent entendre que le héros était déjà seul. Avant même d’arriver sur l’île
A priori, le Robinson est seul. Une grande partie de l’imaginaire, et de l’imagerie, des robinsonnades repose sur cette figure du survivant échoué sur son île, seul.
C’est le cas de Crusoé, le fondateur. Il est bien l’unique rescapé du drame qui a frappé le bateau sur lequel il était passager. Cependant, sur un plan psychologique, il faut relever que sa solitude préexiste à l’aventure sur l’île. En se coupant de sa famille, en voulant vivre la grande aventure coûte que coûte, il s’est déjà isolé de tout et de tous, ce que souligne souvent l’auteur. La description des voyages de Crusoé comme la punition pour son désir d’aventures, donc de solitude par rapport au chemin de vie proposé par le père, est d’ailleurs l’un des ressorts du roman.
A un moment, cette manière d’autonomiser le personnage est même précisée de façon étonnante, en préfigurant le drame. Bien avant le naufrage, Defoe décrit son Crusoé établi au Brésil, où il commence à faire fortune. Mais il est décrit comme solitaire dans son milieu de maîtres de plantations: «Je n’avais personne avec qui converser, que de temps en temps mon voisin: point d’autre ouvrage à faire que par le travail de mes mains, et je disais souvent que je vivais tout à fait comme un naufragé sur une île déserte et entièrement livré à lui-même.»
Chez Michel Tournier, on trouve aussi une telle forme de prédestination, plutôt étonnante dans ce cas. Il est un moment où Robinson, après moult doutes, assume sa position première sur son île – où il n’a certes guère de concurrence. Il est narré: «Sur ce trône détonnant, il asseyait sa souveraineté jupitérienne sur l’île et ses habitants.» Il n’y a alors aucun habitant. Mais peu avant, l’écrivain a glissé: «Elle m’attendait depuis l’origine des temps sur ces rivages, la solitude, avec son compagnon obligé, le silence…»
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