Le Temps

La Suisse prisonnièr­e des taux négatifs

La mesure prise par la BNS fin 2014 pour affaiblir le franc, qui fait l’objet de vives critiques, ne devait pas durer. Désormais, personne ne voit quand elle pourra être retirée, ni quelles alternativ­es pourraient être mises en place

- MATHILDE FARINE, ZURICH, ET SÉBASTIEN RUCHE @MathildeFa­rine et @sebruche

Ils ne devaient pas durer, mais cinq ans plus tard les taux d’intérêt négatifs sont toujours bien en place

■ La BNS ne peut pas se permettre d’avoir des taux positifs s’ils sont négatifs en Europe, sans quoi le franc serait sous forte pression

■ Le secteur bancaire mène la fronde contre les taux négatifs qui pèsent sur les rendements des caisses de pension

■ Si on ne voit pas d’alternativ­e, l’expérience de la banque centrale suédoise, et son taux directeur à zéro, est scrutée de très près

Ils n'étaient pas là pour durer. Mais cinq ans plus tard, les taux d'intérêt négatifs sont toujours bien en place. Et rares sont les économiste­s qui prédisent un retour en territoire positif ces cinq prochaines années. De l'aveu de l'un de leurs instigateu­rs, les taux d'intérêt négatifs «font souffrir tout le monde. Il était prévu qu'ils soient mis en place pour une courte durée, pas pour cinq ans. Or, la Banque nationale suisse (BNS) ne peut pas se permettre d'avoir des taux positifs s'ils sont négatifs en Europe. La pression sur le franc serait beaucoup trop importante», analyse JeanPierre Danthine, ancien numéro deux de l'institutio­n.

Dans une note sur les taux négatifs, UBS estime que l'économie suisse et le marché financier local peuvent considérer que la stratégie de la Banque nationale a été un succès, tous deux ayant tenu le cap ces dernières années. Et pourtant, un sondage réalisé par l'établissem­ent l'automne dernier montre une tout autre perception de cette mesure instaurée d'abord en décembre 2014, puis renforcée en janvier 2015 alors que la BNS faisait disparaîtr­e le taux plancher entre le franc et l'euro.

Dans ce sondage, 60% des entreprise­s estiment que les dommages causés par les taux négatifs sont plus importants que les bénéfices qu'ils apportent. Elles sont particuliè­rement inquiètes de la santé des caisses de pension qui souffrent de l'environnem­ent global de taux bas.

Les faîtières sont plus mesurées. Swissmem juge que «les taux négatifs sont un des rares instrument­s de la BNS qui permettent d'atténuer la surévaluat­ion du franc». Or, «de nombreuses entreprise­s de l'industrie MEM pourraient ne pas supporter une autre surévaluat­ion du franc suisse par rapport à l'euro» prévient Philippe Cordonier, responsabl­e Suisse romande de Swissmem. Idem du côté des syndicats.

Mais c'est surtout le secteur bancaire qui mène la fronde contre les taux négatifs. Dans une étude parue en octobre, l'Associatio­n suisse des banquiers a souligné leurs effets indésirabl­es: problèmes de rendement pour les caisses de pension, incitation des investisse­urs à prendre davantage de risque, création de bulles dans l'immobilier, notamment. Ce qui ne signifie pas que le lobby des banques veuille la fin des taux négatifs ou suggère des alternativ­es. «Les conséquenc­es négatives l'emportent dorénavant sur les effets positifs. Est-on encore sur le chemin? Un dialogue public est nécessaire sur cette question», affirme Martin Hess, chef économiste de l'ASB.

Dépendance envers l’Europe

La fronde pourrait s'étendre. Jusqu'ici, les banques ont épargné leurs petits clients, notamment parce qu'elles pensaient que la mesure serait temporaire, rappelle UBS. Mais elles ne cessent d'abaisser le seuil à partir duquel elles ponctionne­nt les comptes. En outre, les frais continuent à augmenter pour que les banques gardent leurs marges. Or, «il s'agit d'une façon plus injuste de répercuter la mesure de la BNS parce qu'elle touche les clients de la même manière, quels que soient leurs avoirs», déplore Robin Eymann, responsabl­e de la politique économique à la Fédération romande des consommate­urs.

Une alternativ­e? Personne n'en voit tant la dépendance à la politique monétaire européenne est forte. D'autant que si la BNS renonçait à cette politique et devait intervenir davantage sur les marchés pour limiter l'appréciati­on du franc, la Suisse se retrouvera­it encore plus clairement dans le viseur de Washington qui surveille les pays qui sont soupçonnés de manipuler leur monnaie, prévient la banque.

A moins que la Suisse n'emboîte le pas de la Suède, une autre petite économie très ouverte à l'internatio­nal, propose Gero Jung, chef économiste à la banque

Mirabaud: «La banque centrale suédoise a ramené son taux directeur à zéro en décembre 2019, la couronne suédoise ne s'est pas appréciée, et a même perdu de sa valeur vis-à-vis d'un ensemble de monnaies depuis un mois. Un exemple pour la Suisse?»

Ces derniers mois, la Banque nationale a procédé à quelques modificati­ons dans sa politique, peut-être pour faire baisser la pression et atténuer les critiques dont elle fait l'objet. Le 19 septembre, la BNS a relevé le montant exonéré de taux négatifs sur les dépôts des banques, allégeant ainsi la charge pour les banques ou les institutio­ns qui déposent leurs liquidités auprès d'elle. En conséquenc­e, le coût

Ces derniers mois, la Banque nationale a procédé à quelques modificati­ons dans sa politique, peut-être pour faire baisser la pression et atténuer les critiques dont elle fait l’objet

global des taux négatifs pour les institutio­ns financière­s devait approcher 1 milliard de francs en 2020, contre 2 milliards en 2019, selon Credit Suisse.

Après avoir publié un bénéfice de 49 milliards de francs pour 2019, la BNS a annoncé mardi qu'elle verserait 2 milliards à la Confédérat­ion et aux cantons pour 2019 et 2020, peut-être même un peu plus.

A court terme, Daniel Lampart considère, comme les autres, qu'il faut s'accommoder des taux négatifs. S'ils prennent fin, le franc risque de s'apprécier fortement. La faiblesse des taux d'intérêt à long terme n'est en revanche pas due qu'à la politique monétaire, mais bien aussi à la forte retenue en matière d'investisse­ments de la part de l'Etat et des entreprise­s.«En Suisse, les finances publiques sont saines, il n'y a pas besoin d'économiser. Au contraire, cela risque de nous condamner aux taux négatifs pour plus longtemps encore», prévient l'économiste de l'Union syndicale suisse.

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(KACPER PEMPEL/REUTERS) La grogne s’intensifie contre les taux d’intérêt négatifs de la Banque nationale, mais personne ne propose d’alternativ­e à cette politique qui vise à atténuer la force du franc.

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