Un tournoi sur les braises
L’Open d’Australie s’ouvre ce lundi à Melbourne sur fond de polémique liée aux fumées toxiques La crise climatique change la donne et les stars du circuit comme Federer ou Nadal se retrouvent sous pression
Il s’appelle AQI et depuis une dizaine de jours, on ne consulte que lui sur son smartphone. Autant que Novak Djokovic, le tenant du titre, ou Ashleigh Barty, la numéro un mondiale australienne, l’Air Quality Index va animer l’Open d’Australie de tennis, du 20 janvier au 2 février à Melbourne. Située tout au sud de l’île, la capitale de l’Etat de Victoria a de tout temps été réputée pour sa météo très capricieuse, due à des vents changeants. Selon leur origine, ils peuvent cet été ramener les fumées nocives des incendies qui ravagent le coeur de l’Australie depuis plusieurs mois, et envelopper la ville dans une poisseuse grisaille.
C’est la toxicité de cette pollution de l’air que mesure l’AQI en calculant le taux de particules fines solides et liquides en suspension dans l’air (PM2,5). Il y a six niveaux de risque gradué: «bon» entre 0 et 50, «acceptable» entre 51 et 100, «difficile pour les personnes sensibles» entre 101 et 150, «malsain» entre 151 et 200, «très malsain» entre 201 et 300, et enfin «dangereux» au-delà de 300. L’indice AQI variait dimanche autour de 80, après avoir été stable entre 10 et 20 les journées de vendredi et samedi. Mardi 14 janvier, pour le premier tour des qualifications du tournoi, il était à 400.
Alors que consigne était donnée aux habitants de rester chez eux et d’éviter de sortir les animaux, que congé avait été donné aux ouvriers des chantiers, l’Open d’Australie lança les matchs comme si de rien n’était. Plusieurs joueurs éprouvèrent des difficultés respiratoires, certains utilisèrent des inhalateurs contre l’asthme. Alors qu’elle menait contre l’Argovienne Stefanie Vögele, la Slovène Dalila Jakupovic dut abandonner, victime d’un malaise. Les images la montrant prostrée, cherchant de l’air au ras du sol, firent le tour du web et une publicité désastreuse au tournoi.
«Je ne suis plus inquiet»
Consciente d’avoir joué avec la santé des joueurs, ou à défaut inquiète du dégât d’image de vidéos virales, la direction de l’Open d’Australie a dévoilé samedi un protocole d’évaluation des risques. L’arrêt des parties sera automatique si l’indice atteint les 200, et soumis à l’appréciation du service médical, des organisateurs et des arbitres dès 97. Sur les trois principaux courts disposant d’un toit rétractable, les matchs interrompus pourront reprendre après la fermeture du toit. «Je pense que la qualité de l’air pour le sport est un sujet dont nous aurons à débattre davantage à l’avenir», a admis le directeur de l’Open d’Australie, le Sud-Africain Craig Tiley. «Mardi, il y avait vraiment quelque chose qui clochait, mais maintenant, c’est clair, c’est bien, estime Roger Federer. Personnellement, je ne suis pas inquiet, je pense que nous prenons toutes les précautions nécessaires.»
Les images de la détresse respiratoire de Dalila Jakupovic marquèrent fortement l’opinion publique internationale, plus convaincue que jamais que le maintien du tournoi dans ce contexte était «indécent». Les joueurs, eux, ont presque plus réagi au fait que c’étaient les sans-grades du circuit, ceux qui n’amènent pas un spectateur mais sans qui il n’y a pas de tournoi possible, qui avaient été envoyés au casse-pipe. La pollution de l’air ne leur faisait en revanche pas vraiment peur. La Neuchâteloise Conny Perrin n’a pas annulé son heure d’entraînement mardi et a ressenti «des picotements avant, la sensation d’avoir la gorge prise après, mais rien d’insurmontable pendant». Si Belinda Bencic, elle, estime qu’il aurait fallu «ne pas jouer», c’est surtout «pour les jeunes ramasseurs de balles».
«C’était pire au tournoi de Pékin et il n’y a pas eu de polémique», se souvient l’Autrichien Dominic Thiem. Les joueurs de tennis sont habitués aux conditions difficiles: pollution en Chine ou en Inde, chaleur accablante en Australie, moiteur étouffante à New York, horaires de nuit en Europe. Sans compter l’enchaînement des matchs, les fuseaux horaires à digérer, des revêtements et du matériel qui abîment toujours plus les corps. «Ce qu’il ne faut pas faire maintenant avec le tournoi, c’est attribuer n’importe quel fait à la fumée, prévient Rafael Nadal. Chaque année, il y a des abandons, des joueurs qui se sentent mal sur le court, des fortes chaleurs, des conditions extrêmes. On verra bien ce qui va se passer mais soyons tous honnêtes, vous comme moi, et ne nous basons que sur des faits.»
Profiter enfin de l’été
Derrière cette propension à minimiser, il y a aussi la volonté très louable de respecter les véritables victimes des incendies. «La situation est désagréable, mais pas pour nous, pour l’Australie qui vit une tragédie depuis des mois», a souligné Rafael Nadal. Vue de Melbourne, la catastrophe climatique est difficile à appréhender, d’autant que la canicule est tombée et que la première semaine du tournoi s’annonce pluvieuse. L’Australie est un immense pays, alors les incendies sont loin, au propre comme au figuré. Plusieurs joueurs ont fait des dons, une exhibition montée mercredi soir a permis de récolter 4,8 millions de dollars (3,2 millions de francs), mais l’on sent qu’il en faudrait plus pour gâcher l’envie des Australiens de faire la fête.
Ce sont les vacances d’été, il fait (parfois) beau et chaud, les terrasses sur les quais de la Yarra River sont bondées. Le tournoi, le seul du Grand Chelem à se tenir en plein centre-ville, se vit comme un Summer Festival, avec des animations, des stands de nourriture, des bars, un véritable parc d’attractions pour les petits et une grande scène accueillant chaque jour des concerts (Billy Idol et Fatboy Slim sont notamment au programme). Samedi, pour la journée des enfants, ils étaient plus de 17000, à pied ou en poussette, à rire, courir, gambader partout. Dimanche, les Melbournais étaient à la plage ou dans les parcs, jouant au football ou au cricket.
Dans ce pays passionné de sport, il ne viendrait à l’idée de personne de remettre en cause la tenue de l’Open d’Australie. Mardi, ce sera le début du tour cycliste Down Under à Adélaïde, et dimanche le Great Australia Day Swim, une grande compétition populaire de natation. «Le sport a toujours occupé une place centrale dans l’histoire australienne, estime le sociologue Stephen Alomes, professeur à la RMIT University de Melbourne. Il a permis d’édifier une culture construite sur la loyauté, l’entraide, l’esprit d’équipe, comme des réponses aux désastres naturels tels que les inondations ou les feux de brousse.»
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«Mardi, il y avait vraiment quelque chose qui clochait, mais maintenant, c’est clair, c’est bien» ROGER FEDERER