Le Temps

Macron et les icebergs français

- RICHARD WERLY @letemps

Puisqu’il est impossible d’éteindre les colères, courons le risque de les attiser pour ancrer, peu à peu, la «transforma­tion» de la France… Après une fin d’année 2019 polluée par la guerre de tranchées syndicats-gouverneme­nt sur le projet de réforme des retraites – présenté ce 24 janvier en Conseil des ministres – ce constat résume à peu près le calcul d’Emmanuel Macron. Pris de nouveau en embuscade vendredi par ses opposants dans un théâtre parisien, le chef de l’Etat français semble avoir perdu l’espoir d’une accalmie sociale durable. Il sait que l’Acte II de son quinquenna­t ne pourra pas être apaisé. La pré-candidatur­e de Marine Le

Pen, dont le Rassemblem­ent national progresse dans les sondages et devrait marquer des points aux municipale­s en mars, a lancé la campagne présidenti­elle. Les fractures ouvertes depuis 2017 paraissent donc assurées de perdurer, voire de s’envenimer.

Ce constat présidenti­el va de pair avec une autre réalité: Emmanuel Macron sait qu’il manque d’alliés et ne peut donc pas compter sur des «boucliers» pour le protéger et défendre son bilan. La droite traditionn­elle, qui n’en finit pas d’exploser, espère trouver dans le prochain scrutin local une occasion de se reconstitu­er. La gauche socialiste, dont le syndicat CFDT est finalement le meilleur représenta­nt politique, ne fait toujours pas confiance à ce locataire de l’Elysée arrivé au pouvoir après l’avoir trahi (lequel le lui rend bien). Les écologiste­s, enfin, font monter les enchères, dopés par leur bon score aux élections européenne­s. La place pour un possible consensus majoritair­e face aux extrêmes est donc, à deux ans de la présidenti­elle d’avril-mai 2022, réduite comme peau de chagrin.

Que faire dans cet «archipel français» où chacun se replie sur soi et sur ses avantages? La réponse de Macron est d’avancer, sans illusions sur le risque de casse sociale et policière, avec la conviction qu’une fois les réformes digérées les résultats économique­s et la peur de l’extrême droite lui permettron­t d’obtenir l’indispensa­ble majorité pour être réélu. Obsédé par l’enlisement de son prédécesse­ur, François Hollande, ce jeune président de 42 ans estime aujourd’hui trop coûteux et trop épuisant de construire sans cesse des ponts trop vite détruits entre les îles de cet archipel. Sa politique est de se frayer un chemin coûte que coûte entre les icebergs français. Avec tous les risques que cela entraîne.

Avancer coûte que coûte, même si cela attise les colères

Le patron du syndicat réformiste CFDT est incontourn­able sur la réforme des retraites, qui sera présentée ce 24 janvier au Conseil des ministres. Son hostilité à «l’âge pivot de 64 ans» a été entendue. Mais sa marge de manoeuvre syndicale est étroite et ses relations avec l’Elysée demeurent difficiles

Il est le «domino social» qu’Emmanuel Macron ne doit pas faire tomber, même s’il ne l’a guère conforté jusque-là. Patron de la Confédérat­ion française démocratiq­ue du travail (CFDT), premier syndicat français devant la CGT depuis les élections profession­nelles de 2018, Laurent Berger a prouvé, depuis la mi-décembre, qu’il peut, avec ses alliés de l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA), faire basculer la rue et la mobilisati­on dans les secteurs clés (transports, éducation, hôpitaux…). Sa formation syndicale réformiste, d’inspiratio­n chrétienne sociale, avait initialeme­nt donné son aval à la réforme du système français de retraite, sur la base de l’abrogation des «régimes spéciaux» pour créer un système universel à points. Puis l’annonce par le gouverneme­nt français, le 11 décembre, d’un allongemen­t de la durée de cotisation via un «âge pivot» de 64 ans (l’âge légal de départ étant maintenu à 62 ans) a tout déréglé.

Négocier dans un pays où personne n’en a envie

Résultat: des fêtes de fin d’année gâchées par les grèves. Une alliance inconforta­ble dans le secteur public entre CFDT et CGT pour rejeter cette réforme. Jusqu’à la décision du premier ministre, Edouard Philippe, de retirer cette «mesure d’âge» le 11 janvier, avant la présentati­on ce mercredi du projet au Conseil des ministres, puis le débat parlementa­ire à partir du 17 février. A 51 ans, Laurent Berger, qui a passé presque toute sa vie dans le secteur associatif et syndical avant d’accéder à la tête de la CFDT en 2012, a donc réussi à faire plier l’exécutif et le retour au calme social semble se profiler. Mais tant du côté du gouverneme­nt que du côté des manifestan­ts, sa position reste fragile: «Sa franchise n’a jusque-là pas été payée de retour, juge un expert. Berger, contrairem­ent au leader de la CGT, Philippe Martinez, n’aime pas le rapport de force. Or s’il veut être écouté par Macron, il doit faire peur. Son dilemme, c’est qu’il aime négocier dans un pays où personne n’en a envie: ni le pouvoir, ni le patronat, ni les irréductib­les anti-réforme.»

La preuve de cette marge de manoeuvre étroite a été apportée vendredi. Des militants opposés à un arrêt des grèves ont ce jour-là fait une incursion violente au siège parisien de la CFDT. Intimidati­on? Avertissem­ent? Le syndicat réformiste, qui a annoncé vouloir porter plainte, a compris le message: apparaître comme l’interlocut­eur privilégié d’un chef de l’Etat que les jusqu’au-boutistes de la CGT ou de Sud Rail considèren­t comme «le président des ultrariche­s» le met le dos au mur. D’autant que le premier ministre, Edouard Philippe – disciple d’Alain Juppé venu de la droite et partisan zélé des 64 ans au nom de l’équilibre budgétaire, vu le risque d’un déficit supérieur à 10 milliards d’euros en 2025 –, se tient en embuscade. Les 64 ans ont certes été retirés du projet, mais les partenaire­s sociaux (patronat et syndicat) vont devoir «chiffrer» la réforme lors d’une «conférence de financemen­t» dont les résultats sont attendus pour avril. Or Edouard Philippe a redit devant les députés qu’une «mesure d’âge» reste envisageab­le. Sous-entendu: la pilule budgétaire devra être avalée. Sinon…

Soutien du patronat nécessaire

L’autre difficulté, pour Laurent Berger, est qu’il n’a pas confiance dans Emmanuel Macron. Et vice-versa. Le président français a pourtant fait venir à ses côtés, en 2019, un conseiller spécial de 62 ans proche de la CFDT, Philippe Grangeon.

Mais entre le syndicalis­te, qui a fait ses armes au sein de la Jeunesse ouvrière chrétienne dans la région des chantiers navals de Saint-Nazaire, et l’inspecteur des Finances passé par la banque Rothschild, rien ne va. Leurs visions de la société (sociale-démocrate pour Berger, libérale-individual­iste pour Macron) sont aux antipodes. Plus compliqué encore pour le leader de la CFDT: si la pression baisse dans la rue et que les grèves cessent dans les transports, sa marge de manoeuvre se réduira. «Macron lui tend la perche, mais il ne veut pas se lier à Berger, poursuit une source sociale. Le positionne­ment électoral à droite du président, sa crainte d’une dérive budgétaire des retraites d’ici à la présidenti­elle de 2022 et sa conviction que la colère sociale est le prix à payer pour réformer le pays [voir ci dessous] jouent contre le dialogue.»

L’équation, pour le syndicalis­te, est dès lors simple: il a besoin du soutien du patronat. «On peut faire des retraites un sujet de progrès social, lançait-il, en septembre, à son alter ego du Medef, le très libéral Geoffroy Roux de Bézieux, dans l’hebdomadai­re Challenges. Le secteur privé doit répondre aux exigences croissante­s sur la qualité du travail, la reconnaiss­ance, le management.» Sauf que le patron des patrons en tire une conséquenc­e opposée: il plaide pour un retrait de l’Etat et un dialogue prioritair­e au sein des entreprise­s. Sur les retraites, le fossé social français reste un précipice.

 ?? (CHRISTOPHE ENA/AP PHOTO) ?? Patron de la Confédérat­ion française démocratiq­ue du travail, Laurent Berger a prouvé, depuis la mi-décembre, qu’il peut faire basculer la rue et la mobilisati­on dans les secteurs clés.
(CHRISTOPHE ENA/AP PHOTO) Patron de la Confédérat­ion française démocratiq­ue du travail, Laurent Berger a prouvé, depuis la mi-décembre, qu’il peut faire basculer la rue et la mobilisati­on dans les secteurs clés.

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