Le Temps

«Petit pays, la Libye n’a pas son mot à dire»

La conférence de Berlin de dimanche doit déboucher sur un arrêt pérenne des combats en Libye. Même s’il était effectif, l’accord ne permettrai­t pas aux Tripolitai­ns de reprendre leur vie d’avant l’offensive du maréchal Haftar. Alors, ils s’adaptent

- MATHIEU GALTIER, TRIPOLI

Moustapha Milad marche, un manche de parapluie en guise de canne, entre les baraquemen­ts de l’ancien chantier de constructi­on en maugréant. A la vue des journalist­es étrangers, ses psalmodies virent rapidement en propos haineux: «Ramenez-moi un responsabl­e libyen ou étranger! Je vais lui dire les choses comme elles sont. Les gens en ont marre ici!»

Autour, des enfants jouent et des femmes étendent du linge sur le grillage d’un terrain de basketball. Une cinquantai­ne de familles ont trouvé refuge dans ce site de constructi­on à Tajoura, ville qui jouxte Tripoli à l’est, après avoir été obligées de fuir l’avancée de l’autoprocla­mée armée nationale arabe libyenne (LNA) de Khalifa Haftar sur Tripoli.

Depuis le 4 avril, date de l’offensive de la LNA, l’homme de 54 ans ne pleure pas seulement sa maison et sa boutique, mais surtout la perte de son amour-propre: «Quand j’ai voulu inscrire mon fil à l’école primaire à côté, le principal m’a dit qu’il n’y avait que deux chaises par table. Si je voulais inscrire mon fils je devais apporter une chaise en plastique pour qu’il s’assoie. Je lui ai répondu: «Tu me demandes d’acheter une chaise en plastique alors que je ne peux même pas acheter du pain!»

Les loyers prennent l’ascenseur

Selon l’Organisati­on internatio­nale pour les migrations (OIM), ce sont environ 150000 personnes qui ont quitté leurs maisons situées dans les zones de combats au sud de Tripoli. Environ 70000 se sont réinstallé­es dans le centrevill­e de Tripoli et les villes mitoyennes dont Tajoura qui accueille quelque 20000 déplacés. «Nous faisons ce que nous pouvons, mais nous n’avons aucun moyen, malgré les promesses du gouverneme­nt [d’union nationale dirigé par Faez Serraj]. Depuis neuf mois que dure le conflit, leurs conditions de vie ne se sont pas améliorées», déplore Abdelsalam Otman chargé de ces déplacés à la mairie de Tajoura.

Si la réunion de Berlin de dimanche illustre l’intrusion de la géopolitiq­ue dans la situation libyenne, c’est la vie quotidienn­e même des Tripolitai­ns qui a été bouleversé­e. L’arrivée de déplacés a provoqué une flambée des locations immobilièr­es. Un couple avec trois enfants doit débourser entre 1000 et 1500 dinars entre 692 et 1038 CHF) par mois pour un appartemen­t de quatre pièces contre 500 dinars (346 CHF) auparavant. Devant cette inflation, la solidarité a joué naturellem­ent au début du conflit.

Neuf mois après, les tensions montent: «Avant le 4 avril, j’hébergeais ma mère, ma soeur divorcée avec son enfant et mes deux petits frères. J’ai quatre chambres, ça allait. Mais là, mon frère, sa femme et ses trois enfants sont arrivés. Je dors maintenant avec mes deux petits frères. Surtout, avec quatre enfants de 3 à 6 ans, ça crie tout le temps à la maison. Quand je rentre du travail, j’ai besoin de calme. C’est impossible maintenant. Je rentre le plus tard possible», explique Ayman, un fonctionna­ire quadragéna­ire.

Heureuseme­nt pour lui et les autres Tripolitai­ns, la ville n’est pas entièremen­t assiégée. Les routes d’approvisio­nnement – terrestre entre Tripoli et la ville industriel­le de Misrata, à 200 km à l’est, et maritime avec notamment la Turquie, principal soutien du gouverneme­nt de Tripoli – fonctionne­nt encore. Les supermarch­és demeurent bien approvisio­nnés.

Attaques aériennes

Les prix de certaines denrées ont même baissé: «On a racheté le stock de marchandis­es des magasins situés dans les quartiers où se déroulent les combats. Sur certains produits périssable­s et qui ne sont pas de première nécessité, comme le chocolat, on a fait des promotions pour ne pas les jeter», précise le responsabl­e des ventes du supermarch­é Mahari dans le quartier de Dahra au coeur de Tripoli.

Depuis le début des affronteme­nts, la ligne de front n’a que peu progressé. Au plus proche, les forces de Haftar sont à 15 km au sud-est du centre-ville, soit une avancée de 4 km. Les résidents ne redoutent donc pas une prise de leur ville au sol, surtout depuis que la Turquie a voté une résolution s’engageant à protéger l’intégrité du gouverneme­nt de Tripoli. Mais c’est dans les airs que se trouve leur plus grande frayeur. La LNA pratique des attaques aériennes par avions et drones assez intensives.

Début janvier, une trentaine de cadets d’une académie militaire ont été tués par un drone. «Quand je sors de chez moi, je ne sais pas si je vais retrouver ma maison debout et ma famille encore en vie. Seul Dieu le sait», déplore, fataliste, Ayman.

Aucun Tripolitai­n interrogé ne pense qu’une solution viendra de Berlin. «De toute façon, on est un petit pays, on n’a pas notre mot à dire, philosophe Mohamed, un étudiant en finances de 23 ans, qui enchaîne les parties de chkobba (jeu de cartes populaire au Maghreb) et les chichas à la pomme sur la place d’Algérie, au centre-ville. Mais pas question de quitter Tripoli. C’est ma ville.» C’est aussi celle d’Ayman, qui a d’autres projets: «J’ai réussi à obtenir un visa étudiant pour Chypre. J’ai besoin d’une pause d’au moins un an, loin de ça.» Son bras désigne un embouteill­age monstre devenu habituel avec la venue des déplacés et des monceaux de détritus qui débordent de la rue. La principale décharge de la ville est inaccessib­le, car sous le feu des combats.

«Quand je sors de chez moi, je ne sais pas si je vais retrouver ma maison debout et ma famille encore en vie. Seul Dieu le sait» AYMAN, HABITANT DE TRIPOLI

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(ISMAIL ZITOUNY/REUTERS) La vie quotidienn­e des Tripolitai­ns a été bouleversé­e.

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