Ensemble à gauche ou l’art de la querelle
Pierre Bayenet, candidat de la gauche dure à l’exécutif de la ville, est attaqué dans son propre camp. Alors qu’Ensemble à gauche tente de préserver le siège de son sortant, Rémy Pagani, les guerres intestines risquent de démobiliser l’électorat
Décidément, Ensemble à gauche porte mal son nom. A Genève, la formation de la gauche dure souffre, depuis des décennies, de mésalliances au sein de son alliance. A la veille des élections municipales, pour lesquelles SolidaritéS et le Parti du travail (PdT) n’ont pas réussi à s’entendre sur une liste commune, le parti vient d’en faire une magistrale démonstration.
Pierre Bayenet, prétendant au Conseil administratif de la ville de Genève sous la bannière de SolidaritéS, a été attaqué par Maria Pérez, prétendante elle aussi à la succession de Rémy Pagani mais sous les couleurs du PdT. Celle-ci lui reproche de ne pas habiter la ville mais la commune de Bardonnex où réside encore sa famille. Pierre Bayenet rétorque qu’il loue, depuis le mois de décembre, un trois-pièces à Plainpalais. Si Maria Pérez n’est pas la seule à avoir alerté la Chancellerie sur des doutes quant au réel lieu de domicile de l’avocat, c’est sa lettre qui l’exaspère entre toutes. Elle y dénonce l’opportunisme au gré des ambitions politiques ainsi que l’indécence face aux gens du commun.
«Une réalité à gauche comme à droite»
«C’est la confiscation du pouvoir par les élites, réagit-elle, la célébration de l’entre-soi par le pouvoir de l’argent, ici orchestré par un groupe politique qui se réclame de la gauche radicale. Car un simple employé de Bardonnex n’aurait pas pu s’offrir le luxe que se permet Pierre Bayenet. S’il s’était agi du parachutage d’un banquier de droite, SolidaritéS serait en train de hurler.» Un argumentaire qui porte, à gauche de la gauche. Pierre Bayenet le sait, qui admet sans polémiquer: «Il est vrai que je n’aurais pas pu faire ce déménagement avec un petit revenu. J’ajoute que le système politique suisse favorise les gens indépendants financièrement et au bénéfice de formations solides. C’est malheureusement une réalité à gauche comme à droite.» Le duel Pérez-Bayenet, s’il figure un peu la fable du pot de terre contre le pot de fer, illustre aussi les conflits qui minent Ensemble à gauche.
Ce n’est pas nouveau. L’Alliance de gauche (1993-2006), puis A gauche toute! (2006-2011) avant elle n’étaient pas davantage des cercles de bienveillants condisciples. Aujourd’hui, entre SolidaritéS
«C’est la confiscation du pouvoir par les élites, la célébration de l’entre-soi par le pouvoir de l’argent» MARIA PÉREZ, CANDIDATE DU PARTI DU TRAVAIL
et le PdT, c’est à celui qui dégainera le premier. Il faut dire que SolidaritéS n’a pas digéré la crise qui vit Maria Pérez, secrétaire du mouvement, claquer la porte en 2018, après avoir subi une atteinte à sa personnalité. Trois autres camarades sont partis dans son sillage, faisant craindre la désaffection et le découragement des militants. Dans une récente enquête, Le Courrier révèle l’étendue des tensions internes qui ont mené à la mise en place d’un groupe de réorganisation et à des réflexions pour s’affranchir de la coalition électorale Ensemble à gauche. Cette jolie appellation est devenue, elle aussi, un enjeu de bagarre, SolidaritéS et le PdT se la disputant désormais âprement sur le terrain juridique. L’unité devenue incantatoire, reste la propriété du label.
«La quête identitaire du PdT»
Mais au fond, que se reprochet-on? Histoires d’influences, de familles, de pouvoir, clament les contempteurs de SolidaritéS. Ils décrivent un parti collectiviste mais qui accapare le pouvoir, âpre au gain pour faire tourner la boutique, sexiste structurellement, et dirigé par un quarteron de caciques. Des critiques qui laissent le député Jean Batou de marbre: «Tout ceci relève du fantasme. Le PdT se replie sur luimême en prenant ses distances avec Ensemble à gauche. C’est son droit. Mais n’ayant aucune chance d’atteindre le quorum seul, il lui reste l’option de nuire à EàG et à son candidat, Pierre Bayenet.» Pour ce dernier, cette attaque révèle aussi «la quête identitaire du PdT qui, comme ailleurs en Suisse, craint de se dissoudre dans des coalitions où il ne représente plus que la portion congrue.»
A écouter les uns et les autres, on sent que ces guerres de chapelle se nourrissent aussi de divergences doctrinaires puisées dans les temps reculés de l’émergence des gauches radicales. Pour les uns, SolidaritéS serait «un noyau d’obédience trotskiste», pour les autres, le PdT suit la «ligne communiste stalinienne». Le premier étant plus vigoureux, il prétendrait à l’hégémonie, évinçant les groupements plus faibles à grand renfort de manoeuvres et de combines.
Les combines, bien que supposées à ce stade, collent aussi à la peau du conseiller administratif d’EàG, Rémy Pagani. Déjà mis en prévention par la justice dans l’affaire des notes de frais, voilà que le Conseil d’Etat ouvre une procédure disciplinaire à son endroit.
Dans son viseur: la création d’une fondation par le magistrat, qui ne serait pas passé par le Conseil municipal, et la gestion du chantier de rénovation du Grand Théâtre, qui aurait souffert d’un déficit de sécurité. Si sanctions il y a, elles ne toucheront pas vraiment l’élu, qui ne se représente pas. En revanche, l’affaire arrive à un mauvais moment pour la gauche dite combative qui, même désunie, doit défendre son siège.
A propos de siège, son électorat pourrait se souvenir avec amertume que la députée au Grand Conseil Jocelyne Haller, élue au Conseil national, a renoncé au sien au profit d’une colistière, Stéfanie Prezioso Batou. Ce jeu de chaises musicales, difficilement compréhensible sous l’angle du respect démocratique et au vu des qualités reconnues et de l’expérience de Jocelyne Haller, comportait le risque de démobiliser une partie de l’électorat. Le voilà désormais arbitre de nouvelles querelles. Mais il en a l’habitude, et si Ensemble à gauche la mal nommée se déchire une fois encore, au moins peut-il s’enorgueillir d’une assez longue tradition.
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