Le Temps

Les enjeux de la «nouvelle Route de la soie» pour le Moyen-Orient

- LISA WATANABE CHERCHEUSE SENIOR ET CHEFFE DE L’ÉQUIPE SWISS AND EURO-ATLANTIC SECURITY DU CENTER FOR SECURITY STUDIES (CSS) DE L’EPF DE ZURICH

La Chine intensifie son engagement au Moyen-Orient. Depuis quelques années, Pékin développe des relations avec une myriade de pays dans la région. Le cadre de cette augmentati­on d’activités est son «initiative de la ceinture et de la route», aussi connue comme la «nouvelle Route de la soie», dévoilée en 2013 par Xi Jinping. Cette initiative ambitieuse vise à augmenter la connectivi­té entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe afin de générer la croissance à long terme de la Chine et par conséquent de renforcer la légitimité intérieure du régime. L’initiative possède une composante terrestre et une composante maritime. La route maritime de la soie relie la Chine à l’Europe et à l’Afrique en passant par le Moyen-Orient. Plus précisémen­t, elle va de la mer de Chine du Sud au port du Pirée en Grèce, en traversant l’océan Indien, la mer d’Arabie, le golfe d’Aden et le canal de Suez.

Il y a plusieurs raisons pour lesquelles le Moyen-Orient prend une importance particuliè­re pour Pékin. La Chine dépend de plus en plus des importatio­ns d’énergie. Depuis 2013, elle est le premier importateu­r mondial de pétrole brut. Presque la moitié de ses importatio­ns vient du Moyen-Orient. Par conséquent, la sécurité énergétiqu­e revêt une importance capitale pour Pékin. La sécurité de la navigation est aussi une préoccupat­ion majeure. Plusieurs goulets d’étrangleme­nt sont situés dans la région. La plupart des navires qui transporte­nt des marchandis­es entre la Chine et l’Europe doivent franchir le détroit de Bab el-Mandeb, au large de

Djibouti et du Yémen. Les importatio­ns du pétrole vers la Chine doivent également passer par le détroit d’Ormuz, au large de l’Iran et des Emirats arabes unis (EAU). Les navires qui transporte­nt des marchandis­es chinoises et du pétrole pour la Chine sont en conséquenc­e vulnérable­s aux disruption­s liées à la piraterie ou aux tensions régionales.

La Chine a donc tout intérêt à nouer des liens plus serrés avec les pays régionaux afin de protéger ses intérêts. Jusqu’à présent, les pays qui en ont le plus bénéficié sont les Etats riches du Golfe, notamment l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis (EAU), l’Egypte et Israël. Sans surprise, ce sont les pays clés pour la sécurité énergétiqu­e et la sécurité de navigation. L’Arabie saoudite est le principal fournisseu­r du pétrole brut de la Chine. Elle est aujourd’hui le principal partenaire commercial de la Chine au Moyen-Orient et la destinatio­n privilégié­e des investisse­ments chinois dans la région. A ce jour, ils restent concentrés dans le secteur de l’énergie. Mais Riyad espère que cet apport de fonds va permettre de diversifie­r son économie à l’avenir.

Les EAU sont tout aussi importants du fait de leur situation stratégiqu­e et de leurs infrastruc­tures modernes. Ils sont le deuxième partenaire commercial de la Chine dans la région et la deuxième destinatio­n des investisse­ments chinois. Ces investisse­ments renforcent le rôle des Emirats comme plateforme logistique pour les produits chinois dans la région. Les investisse­ments chinois augmentent par ailleurs en Egypte, pays incontourn­able avec le canal de Suez. Dans ce pays, Pékin soutient certains grands projets lancés par le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, comme la constructi­on d’une nouvelle capitale administra­tive, le réaménagem­ent du canal de Suez et de Port-Saïd. Dans le but de créer une route entre la mer Rouge et la Méditerran­ée qui éviterait le canal de Suez, la Chine aide encore à la constructi­on d’une ligne ferroviair­e à grande vitesse entre Eilat, dans le golfe d’Aqaba, et le port d’Ashdod sur la Méditerran­ée. La constructi­on d’un nouveau port à Haïfa, au nord de Tel-Aviv, est aussi planifiée.

La route maritime de la soie n’aura pas que des répercussi­ons dans la région, mais aussi en Europe. Jusqu’à présent, la Chine s’est concentrée sur les enjeux géo-économique­s, préférant laisser les questions de politique de sécurité aux Etats-Unis. Mais la croissance de ses intérêts économique­s et énergétiqu­es au Moyen-Orient, ainsi que le nombre croissant de ressortiss­ants chinois qui vivent et travaillen­t dans la région pourraient pousser Pékin à se pencher davantage sur le sujet. Ces dernières années, la Chine a ainsi intensifié son engagement dans le domaine de la promotion de la paix et de la médiation. Elle contribue par exemple depuis 2006 à une mission de maintien de la paix des Nations unies au Liban. Pékin a également tenté de jouer un rôle dans la médiation de grands conflits dans la région, y compris le conflit syrien et le conflit israélo-palestinie­n.

La Chine a enfin une empreinte militaire dans la région depuis l’établissem­ent de sa première base militaire hors du territoire chinois à Djibouti, dans le détroit de Bab el-Mandeb. Selon Pékin, elle sert de centre de ravitaille­ment pour la Marine de l’Armée populaire de libération, qui maintient une présence navale permanente dans le golfe d’Aden pour mener des opérations de sauvetage et de lutte contre la piraterie au MoyenOrien­t et en Afrique.

Compte tenu de l’importance de la sécurité de la navigation dans le détroit d’Ormuz, la Chine renforce aussi sa coopératio­n militaire avec l’Iran. Ces dernières années, la Chine a participé à des exercices militaires conjoints avec l’Iran au cours desquels des navires de guerre chinois sont entrés dans le golfe Persique. Pékin souhaite utiliser le port de Gwadar au Pakistan, dont il soutient le développem­ent, pour contribuer à assurer une présence militaire près du détroit.

Alors que la Chine augmente son engagement au Moyen-Orient, les Européens devront réfléchir à ce que cela signifie pour leurs intérêts dans la région, d’autant plus que les Etats-Unis réduisent leur engagement. L’Europe et la Chine ne seront pas d’accord sur toutes les questions, mais elles pourront peut-être coopérer au cas par cas. Il est donc primordial de comprendre la nature des intérêts chinois et leur recoupemen­t avec ceux de l’Europe. ▅

L’Europe et la Chine ne seront pas d’accord sur toutes les questions, mais elles pourront peut-être coopérer au cas par cas

Cet article est basé sur «Le Moyen-Orient et la nouvelle route de la soie», Politique de sécurité: analyses du CSS N° 254 (décembre 2019)

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