La révolution financière continue, pour le meilleur et pour le pire
Le passage des décennies présente l'opportunité de se pencher sur l'histoire récente. L'industrie financière a connu une transformation phénoménale depuis 2010, soit en fait depuis la sortie de la grande crise financière de 2008-2009. L'objectif de ces quelques lignes n'est pas de dresser une liste exhaustive de tout ce qui a changé, mais de donner un éclairage sur la trajectoire prise par les métiers de la gestion d'actifs.
Cette révolution démarre par l'expérience «grandeur nature» menée par les banques centrales. Le blocage des flux financiers qui avait paralysé le commerce mondial pendant quelques semaines demandait une réponse «musclée», d'où l'implémentation de mesures monétaires dites «non conventionnelles». On retrouve, au premier rang d'entre elles, les fameux assouplissements quantitatifs (injections massives de liquidités dans le système bancaire) et/ou qualitatifs (allègements ou modifications des réglementations) qui auraient dû être temporaires, mais qui sont pleinement en vigueur aujourd'hui encore…
Plus loin dans le non-conventionnel
Si ces mesures étaient absolument nécessaires il y a dix ans, leur maintien dans la durée engendre désormais de sérieux effets secondaires comme des taux d'intérêt négatifs ou nuls, la pression très forte sur la rentabilité des banques (et, partant, leur capacité d'investir) ou encore le déséquilibre grandissant des programmes de prévoyance par capitalisation.
Il convient également de se demander quels outils «non conventionnels» les banquiers centraux pourront encore inventer lors de la prochaine récession. Toutes les pistes semblent mener vers plus de politiques fiscales, au moment où l'endettement mondial est à son plus haut niveau historique! Ce contexte fondamentalement nouveau a fortement accéléré – voire transformé – des tendances déjà visibles précédemment.
Première conséquence de cet activisme monétaire et de la disparition des revenus provenant des taux d'intérêt: la recherche par les investisseurs de rendement (et de performance) dans les actifs «privés» (donc non cotés). Ce segment jusque-là réservé à quelques initiés est désormais plus largement accessible, attirant même des investisseurs peu aguerris. A titre d'illustration, la cote américaine a perdu nombre de ses constituants au cours des dix dernières années, alors que dans le même temps les sociétés détenues par les programmes de private equity ne cessent d‘augmenter. L'arrivée dans ces marchés de prestataires nouveaux (souvent peu qualifiés) faisant les yeux doux à des investisseurs peu préparés doit nous destiner à des grandes désillusions pour ces derniers.
Seconde conséquence: les investisseurs se sont intéressés de manière croissante aux programmes d'investissement les plus simples et les moins coûteux. Désormais, ce sont pas moins de 11 000 milliards de dollars qui sont détenus par les fonds indiciels (soit près de 5 fois plus qu'il y a dix ans!) Et ces véhicules de placement ne concernent pas seulement les actions, aujourd'hui ils envahissent également le segment obligataire. On estime que près d'un quart du capital des grandes sociétés américaines est contrôlé par les trois acteurs dominants de ce marché, posant évidemment la question de l'influence sur le management et les assemblées générales.
L’arrivée sur le marché du «private equity» de nouveaux prestataires souvent peu qualifiés faisant les yeux doux à des investisseurs peu préparés doit destiner ces derniers à de grandes désillusions
Par ailleurs, ce phénomène de concentration accentue le facteur momentum, fruit des achats mécaniques et récurrents sur les plus grandes positions de la cote. Les régulateurs (timidement) et les universitaires s'alarment des effets secondaires non désirables comme les impacts sur la concurrence (common ownership), l'allocation imparfaite du capital, ou encore les règles de représentativité des actionnaires. Parallèlement, les gérants dits «actifs» souffrent de la comparaison, leur seule parade étant de se diriger vers des segments moins occupés par les mammouths de la gestion passive.
Troisième conséquence de la réduction des performances espérées: la réduction des coûts de fonctionnement. On a vu que l'utilisation accrue des véhicules passifs (certains acteurs proposant même des produits à zero commission) y contribue, mais d'autres segments de la chaîne de valeur sont également concernés comme l'intermédiation transactionnelle ou le flux front-to-back (qui englobe toutes les étapes de la gestion de portefeuilles). On observe le rôle grandissant des intermédiaires à prix cassés (discount brokers) sur tous les marchés.
Cette concurrence féroce – dont bénéficient les clients – a culminé l'automne dernier aux EtatsUnis
avec l'instauration de commissions à zéro (!) par le plus grand acteur du marché et, dans la foulée, la proposition de fusion avec le numéro deux. Si le négoce ne rapporte plus rien, il constitue désormais un produit d'appel pour des prestations à plus forte valeur ajoutée comme la gestion de fortune ou le crédit. Les plateformes «administratives» s'automatisent également très rapidement. Une fois encore, l'avenir semble appartenir à quelques acteurs qui sont capables d'offrir de manière combinée et efficace le lien intégré du transactionnel à la fonction de dépositaire en mettant à disposition tous les outils d'analyse, de gestion du risque et de reporting.
Marasme cryptique
Ces progrès majeurs sont dus aux avancées technologiques, notamment l'augmentation de la vitesse de calcul et des capacités de stockage des données, de même qu'à l'émergence des applications d'intelligence artificielle. L'avenir des activités de gestion d'actifs passe par la maîtrise indispensable de la technologie et les données. Pas étonnant dès lors que les wonderkids de la digitalisation s'intéressent de près au patrimoine de leurs «suiveurs».
Comme la crise financière a laissé des traces dans la psychologie des masses, il existe aujourd'hui une grande défiance vis-à-vis des banques et de la monnaie. Certaines communautés tentent de combler cet espace en proposant des monnaies alternatives basées sur un concept différent, hors de la supervision des banques centrales.
Dans tout ce marasme cryptique, l'opportunisme de certains est sans limite, comme le projet Libra visant à faciliter les transactions financières en évitant les «lourdeurs bancaires». Si la technologie digitale permet d'améliorer grandement la fluidité des flux financiers, le dessein de ce type d'acteur est surtout de contrôler encore plus les faits et gestes de sa population (dans ce cas, les 2,4 milliards d'habitants de la planète Facebook).
Difficile de financer les PME
L'industrie financière – et plus spécifiquement la gestion d'actifs – n'échappe évidemment pas aux grandes tendances de notre société: l'ubérisation avec la suppression des intermédiaires sans valeur ajoutée; la «facebookisation» avec la dissémination et la monétisation d'informations personnelles; la concentration de pouvoir accrue dans les mains des acteurs dominants.
Sans nier les bienfaits (démocratisation de la gestion de patrimoine, baisse significative des coûts, amélioration de la transparence, notamment) de cette révolution, de nombreux dangers comme la concentration des pouvoirs, l'ingérence dans les données privées, l'allocation discutable du capital ou la délégation de la gouvernance à un nombre limité d'acteurs puissants ne peuvent être occultés.
Il devient dès lors de plus en plus difficile de financer les initiatives locales et les petites sociétés. Le message aux entreprises sur les enjeux de durabilité – climat en tête – ne saurait passer uniquement par les grands gérants passifs. C'est la diversité des opinions qui constitue la richesse de nos sociétés en social-démocratie et qui permettra d'évoluer vers un meilleur modèle pour les générations futures. ▅