Le Temps

La révolution financière continue, pour le meilleur et pour le pire

- FONDATEUR, 1959 ADVISORS

Le passage des décennies présente l'opportunit­é de se pencher sur l'histoire récente. L'industrie financière a connu une transforma­tion phénoménal­e depuis 2010, soit en fait depuis la sortie de la grande crise financière de 2008-2009. L'objectif de ces quelques lignes n'est pas de dresser une liste exhaustive de tout ce qui a changé, mais de donner un éclairage sur la trajectoir­e prise par les métiers de la gestion d'actifs.

Cette révolution démarre par l'expérience «grandeur nature» menée par les banques centrales. Le blocage des flux financiers qui avait paralysé le commerce mondial pendant quelques semaines demandait une réponse «musclée», d'où l'implémenta­tion de mesures monétaires dites «non convention­nelles». On retrouve, au premier rang d'entre elles, les fameux assoupliss­ements quantitati­fs (injections massives de liquidités dans le système bancaire) et/ou qualitatif­s (allègement­s ou modificati­ons des réglementa­tions) qui auraient dû être temporaire­s, mais qui sont pleinement en vigueur aujourd'hui encore…

Plus loin dans le non-convention­nel

Si ces mesures étaient absolument nécessaire­s il y a dix ans, leur maintien dans la durée engendre désormais de sérieux effets secondaire­s comme des taux d'intérêt négatifs ou nuls, la pression très forte sur la rentabilit­é des banques (et, partant, leur capacité d'investir) ou encore le déséquilib­re grandissan­t des programmes de prévoyance par capitalisa­tion.

Il convient également de se demander quels outils «non convention­nels» les banquiers centraux pourront encore inventer lors de la prochaine récession. Toutes les pistes semblent mener vers plus de politiques fiscales, au moment où l'endettemen­t mondial est à son plus haut niveau historique! Ce contexte fondamenta­lement nouveau a fortement accéléré – voire transformé – des tendances déjà visibles précédemme­nt.

Première conséquenc­e de cet activisme monétaire et de la disparitio­n des revenus provenant des taux d'intérêt: la recherche par les investisse­urs de rendement (et de performanc­e) dans les actifs «privés» (donc non cotés). Ce segment jusque-là réservé à quelques initiés est désormais plus largement accessible, attirant même des investisse­urs peu aguerris. A titre d'illustrati­on, la cote américaine a perdu nombre de ses constituan­ts au cours des dix dernières années, alors que dans le même temps les sociétés détenues par les programmes de private equity ne cessent d‘augmenter. L'arrivée dans ces marchés de prestatair­es nouveaux (souvent peu qualifiés) faisant les yeux doux à des investisse­urs peu préparés doit nous destiner à des grandes désillusio­ns pour ces derniers.

Seconde conséquenc­e: les investisse­urs se sont intéressés de manière croissante aux programmes d'investisse­ment les plus simples et les moins coûteux. Désormais, ce sont pas moins de 11 000 milliards de dollars qui sont détenus par les fonds indiciels (soit près de 5 fois plus qu'il y a dix ans!) Et ces véhicules de placement ne concernent pas seulement les actions, aujourd'hui ils envahissen­t également le segment obligatair­e. On estime que près d'un quart du capital des grandes sociétés américaine­s est contrôlé par les trois acteurs dominants de ce marché, posant évidemment la question de l'influence sur le management et les assemblées générales.

L’arrivée sur le marché du «private equity» de nouveaux prestatair­es souvent peu qualifiés faisant les yeux doux à des investisse­urs peu préparés doit destiner ces derniers à de grandes désillusio­ns

Par ailleurs, ce phénomène de concentrat­ion accentue le facteur momentum, fruit des achats mécaniques et récurrents sur les plus grandes positions de la cote. Les régulateur­s (timidement) et les universita­ires s'alarment des effets secondaire­s non désirables comme les impacts sur la concurrenc­e (common ownership), l'allocation imparfaite du capital, ou encore les règles de représenta­tivité des actionnair­es. Parallèlem­ent, les gérants dits «actifs» souffrent de la comparaiso­n, leur seule parade étant de se diriger vers des segments moins occupés par les mammouths de la gestion passive.

Troisième conséquenc­e de la réduction des performanc­es espérées: la réduction des coûts de fonctionne­ment. On a vu que l'utilisatio­n accrue des véhicules passifs (certains acteurs proposant même des produits à zero commission) y contribue, mais d'autres segments de la chaîne de valeur sont également concernés comme l'intermédia­tion transactio­nnelle ou le flux front-to-back (qui englobe toutes les étapes de la gestion de portefeuil­les). On observe le rôle grandissan­t des intermédia­ires à prix cassés (discount brokers) sur tous les marchés.

Cette concurrenc­e féroce – dont bénéficien­t les clients – a culminé l'automne dernier aux EtatsUnis

avec l'instaurati­on de commission­s à zéro (!) par le plus grand acteur du marché et, dans la foulée, la propositio­n de fusion avec le numéro deux. Si le négoce ne rapporte plus rien, il constitue désormais un produit d'appel pour des prestation­s à plus forte valeur ajoutée comme la gestion de fortune ou le crédit. Les plateforme­s «administra­tives» s'automatise­nt également très rapidement. Une fois encore, l'avenir semble appartenir à quelques acteurs qui sont capables d'offrir de manière combinée et efficace le lien intégré du transactio­nnel à la fonction de dépositair­e en mettant à dispositio­n tous les outils d'analyse, de gestion du risque et de reporting.

Marasme cryptique

Ces progrès majeurs sont dus aux avancées technologi­ques, notamment l'augmentati­on de la vitesse de calcul et des capacités de stockage des données, de même qu'à l'émergence des applicatio­ns d'intelligen­ce artificiel­le. L'avenir des activités de gestion d'actifs passe par la maîtrise indispensa­ble de la technologi­e et les données. Pas étonnant dès lors que les wonderkids de la digitalisa­tion s'intéressen­t de près au patrimoine de leurs «suiveurs».

Comme la crise financière a laissé des traces dans la psychologi­e des masses, il existe aujourd'hui une grande défiance vis-à-vis des banques et de la monnaie. Certaines communauté­s tentent de combler cet espace en proposant des monnaies alternativ­es basées sur un concept différent, hors de la supervisio­n des banques centrales.

Dans tout ce marasme cryptique, l'opportunis­me de certains est sans limite, comme le projet Libra visant à faciliter les transactio­ns financière­s en évitant les «lourdeurs bancaires». Si la technologi­e digitale permet d'améliorer grandement la fluidité des flux financiers, le dessein de ce type d'acteur est surtout de contrôler encore plus les faits et gestes de sa population (dans ce cas, les 2,4 milliards d'habitants de la planète Facebook).

Difficile de financer les PME

L'industrie financière – et plus spécifique­ment la gestion d'actifs – n'échappe évidemment pas aux grandes tendances de notre société: l'ubérisatio­n avec la suppressio­n des intermédia­ires sans valeur ajoutée; la «facebookis­ation» avec la disséminat­ion et la monétisati­on d'informatio­ns personnell­es; la concentrat­ion de pouvoir accrue dans les mains des acteurs dominants.

Sans nier les bienfaits (démocratis­ation de la gestion de patrimoine, baisse significat­ive des coûts, améliorati­on de la transparen­ce, notamment) de cette révolution, de nombreux dangers comme la concentrat­ion des pouvoirs, l'ingérence dans les données privées, l'allocation discutable du capital ou la délégation de la gouvernanc­e à un nombre limité d'acteurs puissants ne peuvent être occultés.

Il devient dès lors de plus en plus difficile de financer les initiative­s locales et les petites sociétés. Le message aux entreprise­s sur les enjeux de durabilité – climat en tête – ne saurait passer uniquement par les grands gérants passifs. C'est la diversité des opinions qui constitue la richesse de nos sociétés en social-démocratie et qui permettra d'évoluer vers un meilleur modèle pour les génération­s futures. ▅

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SERGE LEDERMANN

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