«A 7 ans, je voulais déjà être scientifique»
TECHNOLOGIES MÉDICALES En 2019, seulement une société sur quatre était fondée par une femme. A la tête de la start-up zurichoise Cutiss, qui veut révolutionner la greffe pour grands brûlés, Daniela Marino prouve que l’esprit d’entreprise se décline très b
«Si je peux inspirer d’autres femmes, tant mieux!» Désignée innovatrice de l’année 2019 par le Female Innovation Forum, Daniela Marino n’hésite pas à jongler entre vie familiale et vie professionnelle pour donner corps à sa vision: améliorer les conditions de vie des grands brûlés. Avec ses 20 collaborateurs, elle travaille à l’industrialisation d’une technologie, mise au point dans les laboratoires de l’Université de Zurich, qui permet de produire à grande échelle de la peau personnalisée pour réaliser des greffes.
Les incendies qui ont ravagé l’Australie ont fait de nombreux blessés. N’est-ce pas frustrant de ne pas encore être en mesure de les aider avec votre solution?
Je suis profondément attristée par l’impact que ces incendies ont eu sur la vie des gens là-bas. D’autre part, les événements et les crises naturelles comme celle-ci nous motivent encore plus à travailler dur chaque jour pour mener à bien notre projet.
En quoi la technologie de Cutiss estelle novatrice?
Nous fabriquons de la peau personnalisée pour des traitements. Pour ce faire, nous prenons un échantillon de peau de la taille d’un timbre, au moyen d’une biopsie. En salle blanche, nous extrayons deux types de cellules. Nous les faisons ensuite croître en beaucoup plus grand nombre avant de les recombiner pour recréer la peau du patient pour la greffe. Comme c’est sa peau, la greffe ne va pas être rejetée, ce qui est très important. Par exemple, s’il s’agit d’un enfant, la peau va croître avec lui. Autre aspect intéressant: cette peau est très épaisse et pourrait donc servir pour d’autres applications, par exemple la reconstruction après un cancer du sein. Chaque personne qui a besoin d’un morceau de sa peau pourrait recourir à cette solution puisque la stabilité et les caractéristiques de la technologie le permettent. Je pense que c’est ce qui fait l’unicité de notre solution.
Est-ce que d’autres entreprises proposent tout de même des solutions proches?
Une entreprise américaine fait aussi de la peau personnalisée. Mais elle ne prélève qu’un seul type de cellules. Elle produit une couche de peau très fine, qui ne peut être utilisée que pour des brûlures superficielles, pas pour de la régénération ou de la reconstruction. Leur produit existe depuis au moins vingt ans et n’a pas vraiment explosé, à cause de ces limites.
Est-ce que votre solution est protégée par des brevets?
Elle l’est dans de nombreux pays.
L’agence pour l’innovation Innosuisse vous a octroyé en 2019 un soutien financier de près de 1 million de francs pour automatiser la production de cette peau.
La peau est notre plus grand organe. Vous pouvez donc avoir des besoins très importants qui doivent toujours être personnalisés et de grande qualité. Il y a déjà eu des tentatives d’approches similaires à la nôtre qui ont échoué parce qu’il est impossible de standardiser une telle production. Nous en sommes arrivés à la conclusion que le seul moyen de pouvoir répondre à ces différents critères, c’est de créer une machine. Celle-ci doit suivre le même processus pour 1 mètre carré ou pour 200 centimètres carré en assurant toujours la même qualité. L’autre option, manuelle, ne fonctionne que pour de petits volumes. Si vous voulez traiter 300 patients par année, vous allez avoir besoin d’un gratte-ciel de salles blanches!
C’est un projet à haut risque. Pour augmenter nos chances de succès, nous avons séparé le processus en trois phases d’automatisation différentes. Deux d’entre elles sont plus faciles. Pour la troisième, qui est la plus délicate, nous travaillons notamment avec Zühlke, une entreprise suisse, et le CSEM (Centre suisse d’électronique et de microtechnique).
Justement, vous misez sur une machine «Swiss made». Pourquoi?
En fait, au début, ce n’était pas intentionnel. Mais quand on a recherché des partenaires, la plupart des entreprises compétentes se sont révélées être suisses. Alors on s’est dit qu’on avait meilleur temps de se profiler sur la «suissitude» de notre projet, car la Suisse a une très bonne réputation pour tout ce qui a trait à l’esthétique et à la peau. Alors autant en profiter. Je plaisante toujours en disant: «Si nous voulions faire du cuir, nous irions en Italie. Mais pour la peau, la Suisse fonctionne très bien.» On peut construire une image là-dessus.
Quels sont vos délais de développement?
Pour le moment, nous sommes sur de bons rails, également grâce à nos partenaires. Le premier prototype devrait être prêt à la fin de l’année. Et la production de la machine en 2023.
Est-ce que vous avez de la facilité à trouver des investisseurs?
Notre difficulté est de bien faire comprendre notre vision et notre modèle d’affaires. Cutiss n’est pas vraiment une société de biotechnologies ou de technologies médicales – je la désigne comme une entreprise active dans les sciences de la vie. Les investisseurs sont aussi un peu déstabilisés car nous n’envisageons pas une vente rapide de la société – même si on ne peut jamais rien exclure. Alors ils ont de la difficulté à comprendre le potentiel qui se cache derrière notre technologie. Mais ce potentiel est gigantesque. Nous nous concentrons sur les grands brûlés, mais on peut aussi évoquer tout le marché esthétique ou les problèmes cutanés superficiels. Malgré tout, je dois dire que, jusqu’à présent, j’ai été assez chanceuse en levant 21 millions de francs. Ce n’est pas rien.
Mais dans quelques années, votre entreprise produira-t-elle des machines ou de la peau?
Dans un premier temps, nous allons rester des producteurs de peau personnalisée. La réglementation est trop compliquée pour commercialiser des machines. Donc nous allons nous concentrer sur la production de peau pour les grands brûlés, qui demande des délais très courts et un prix accessible. Ensuite, si la réglementation change, je veux être prête pour couvrir d’autres domaines. A ce moment-là, nous pourrions vendre des machines à des hôpitaux en gardant un contrôle strict sur la qualité. Mais c’est un domaine complètement différent, qui demande des moyens différents. Si quelqu’un a besoin de peau pour une opération esthétique, les délais sont moins importants et le prix aussi.
Est-ce que vous avez des investisseurs suisses?
Très peu. Bien sûr, j’aimerais voir plus d’investisseurs de Suisse et nous faisons beaucoup à cet égard. Mais nous constatons également un grand intérêt de l’étranger. Quelques-uns de nos investisseurs viennent de Taïwan, du Royaumeuni, d’Italie et d’Afrique du Sud, et pour le prochain tour nous allons aussi chercher du financement à l’étranger. La Suisse est trop petite pour les montants dont nous avons besoin.
Combien espérez-vous lever?
Nous avons l’intention de lever 30 millions de francs pour sécuriser toutes nos activités d’entreprise jusqu’en 2023.
Comment vivez-vous le passage de la science à la technologie?
Je l’apprécie énormément. Travailler dans une start-up est très motivant, mais c’est aussi beaucoup de travail. Nous avons la vision: nous voulons vraiment aider les gens. Donc le reste suit: former l’équipe, convaincre les investisseurs, diriger, gérer la pression. Parfois, il faut savoir tirer la prise. Heureusement, mes enfants de 2 et 7 ans me le permettent. Quand j’arrive à la maison, je me mets par terre et je joue à la voiture et à la Barbie avec eux. Je mélange beaucoup les deux univers. D’ailleurs, mon entreprise Cutiss est très ouverte sur cette question. Les employés peuvent amener leurs enfants. A mon avis, c’est la voie du futur.
A quand remonte votre passion pour la science?
Enfant, j’étais très curieuse. J’ai toujours été fascinée par l’anatomie, la science, la manière dont le corps fonctionne, les cellules… Difficile d’expliquer pourquoi, parce que mon père gérait un bureau postal et ma mère était professeure d’anglais. Donc il n’y avait pas de scientifique ou de docteur à la maison. Et pourtant, à 7 ans, j’ai dit à mon papa que j’allais être scientifique. Il m’a dit: «Ok, tu es encore une enfant.» Mais moi, je me rappelle très bien ma réflexion. D’abord, je voulais être docteur, mais j’ai compris qu’avec ce métier j’allais soigner les gens. Tandis que si j’étais scientifique, je pourrais prévenir des problèmes. Alors je me suis dit: «Je veux être scientifique.»
Est-ce qu’enfant vous avez eu des modèles?
J’ai toujours beaucoup admiré Rita Levi Montalcini. Il s’agit d’une neurologue qui a découvert le facteur de croissance nerveuse et qui a reçu le Prix Nobel en 1986.
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«Nous nous concentrons sur les grands brûlés, mais on peut aussi évoquer tout le marché esthétique ou les problèmes cutanés superficiels»