A l’Arsenic, les danses urbaines traquent l’universel
Samedi à Lausanne, les danseurs suisses Daya Jones et Stylez’c cherchaient à faire spectacle
Autour de la cage de néons, les spectateurs lorgnent sans s’asseoir; on dirait un peep-show puritain. Les deux danseurs attendent, sur des blocs noirs, en tenue noire et Air Max noires. Le spectacle est une collaboration de l’Arsenic, à l’occasion des Jeux olympiques de la jeunesse, avec le Mudac et leur exposition sur les baskets de prestige. Tout est style. Tout est concept. Tout est pose.
Les deux danseurs sont précédés de leur aura. Daya Jones, danseuse bitumineuse, membre de la compagnie Swaggers, jeune enseignante à l’école de la Manufacture, questionne la notion de genre dans le cadre des écritures hip-hop – elle est une sensation des réseaux sociaux et des plateaux. Et puis Stylez’c Stalamuerte, enfant de Vevey, devenu champion du monde de hip-hop le jour où, à Paris, il a éliminé en quart de finale les jumeaux que l’on voit flotter dans les clips de Beyoncé.
Compétition sans enjeu
Ce sont des mondes qui en rejoignent d’autres. Samedi soir à l’Arsenic, la clique lémanique de Stylez a fait le déplacement, ils encouragent, reprennent les codes de la battle hip-hop, les harangues, le souffle, combat de coqs à même le pavé. Il y a aussi des étudiants en art, un directeur de théâtre genevois, le public habituel d’une institution en arts scéniques, tous veulent goûter cette culture pop, d’exotisme et de sulfure, qui se meut enfin chez eux.
Le spectacle, très court, une trentaine de minutes, se joue à guichets fermés, on a ajouté une représentation supplémentaire dimanche. Il s’appuie sur une trame minimale: la scénographie de la Trigger Box prend tout à l’esthétique du jeu vidéo, et la voix de synthèse – qui encourage ou étrille – mime les codes du roman initiatique à l’ère de l’interactivité et du développement personnel.
Les deux danseurs multiplient à tour de rôle les prouesses – de sorte qu’un moment, on a la sensation d’assister à un classique de la compétition, mais sans enjeu. Puis, les duos, les failles assumées, les phases de récupération théâtralisées, le magnifique solo de Stylez autour du coeur qui se vide, tout cela concourt à laisser imaginer ce qui aurait pu advenir.
Ce sont deux corps traités de manière parfaitement singulière (l’idée même qu’on les réunisse sous la bannière paresseuse de danse urbaine devrait finir par lasser), ce sont deux artistes qui se saisissent d’une histoire déjà longue pour en proposer une lecture propre. Daya et Stylez déploient un répertoire de gestes dont les racines anciennes remontent au break dance, au funk, au krump des années 2000, ce continuum entier, jusqu’à ces expressions neuves dont on ne sait de quel lexique elles relèvent.
Daya mime les mecs du rap, les ballerines à l’opéra, elle cherche la force dans l’aveu de faiblesse, pousse Stylez à intégrer, comme les Vogueurs, les codes du défilé de mode et du queer. Stylez, lui, produit de son corps chiffré des codes impossibles, des artisanats dont on ignore encore la fonction, il produit un langage d’arts martiaux, de tragédien aux mots empêchés. Il est bouleversant lorsqu’il renonce à la virtuosité pure et trouve le déséquilibre lové dans toute acrobatie.
La quête illimitée de surprise
C’est que cette forme qu’il a apprise, devenue un sport dont le marché s’est emparé, est conçue pour l’impact maximal en une minute seulement – on pourrait penser qu’elle était destinée à l’économie des stories Instagram. Cette danse est une quête illimitée de surprise, de déflagration; elle épouse la syntaxe manichéenne du duel. L’un meurt, l’autre vit.
Alors, devant le génie propre de ces danseurs et chorégraphes, devant cette capacité à exiger du corps et la phrase et le chant, on se surprend à rêver d’une vraie narration, d’un spectacle qui dépasserait l’effet pour chercher le sens. C’est un pas évident, une transition naturelle de la marge vers l’institution; ce chemin ailleurs a déjà été fait, on pense à des vidéos poignantes qui se partagent en ligne, où l’expression est entière dirigée vers l’émotion. On aimerait que Daya Jones et Stylez’c Stalamuerte poursuivent cette route ensemble, celle de l’urbain qui conquiert l’universel.
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On se surprend à rêver d’une vraie narration, d’un spectacle qui dépasserait l’effet pour chercher le sens