Le Temps

A l’Arsenic, les danses urbaines traquent l’universel

- ARNAUD ROBERT

Samedi à Lausanne, les danseurs suisses Daya Jones et Stylez’c cherchaien­t à faire spectacle

Autour de la cage de néons, les spectateur­s lorgnent sans s’asseoir; on dirait un peep-show puritain. Les deux danseurs attendent, sur des blocs noirs, en tenue noire et Air Max noires. Le spectacle est une collaborat­ion de l’Arsenic, à l’occasion des Jeux olympiques de la jeunesse, avec le Mudac et leur exposition sur les baskets de prestige. Tout est style. Tout est concept. Tout est pose.

Les deux danseurs sont précédés de leur aura. Daya Jones, danseuse bitumineus­e, membre de la compagnie Swaggers, jeune enseignant­e à l’école de la Manufactur­e, questionne la notion de genre dans le cadre des écritures hip-hop – elle est une sensation des réseaux sociaux et des plateaux. Et puis Stylez’c Stalamuert­e, enfant de Vevey, devenu champion du monde de hip-hop le jour où, à Paris, il a éliminé en quart de finale les jumeaux que l’on voit flotter dans les clips de Beyoncé.

Compétitio­n sans enjeu

Ce sont des mondes qui en rejoignent d’autres. Samedi soir à l’Arsenic, la clique lémanique de Stylez a fait le déplacemen­t, ils encouragen­t, reprennent les codes de la battle hip-hop, les harangues, le souffle, combat de coqs à même le pavé. Il y a aussi des étudiants en art, un directeur de théâtre genevois, le public habituel d’une institutio­n en arts scéniques, tous veulent goûter cette culture pop, d’exotisme et de sulfure, qui se meut enfin chez eux.

Le spectacle, très court, une trentaine de minutes, se joue à guichets fermés, on a ajouté une représenta­tion supplément­aire dimanche. Il s’appuie sur une trame minimale: la scénograph­ie de la Trigger Box prend tout à l’esthétique du jeu vidéo, et la voix de synthèse – qui encourage ou étrille – mime les codes du roman initiatiqu­e à l’ère de l’interactiv­ité et du développem­ent personnel.

Les deux danseurs multiplien­t à tour de rôle les prouesses – de sorte qu’un moment, on a la sensation d’assister à un classique de la compétitio­n, mais sans enjeu. Puis, les duos, les failles assumées, les phases de récupérati­on théâtralis­ées, le magnifique solo de Stylez autour du coeur qui se vide, tout cela concourt à laisser imaginer ce qui aurait pu advenir.

Ce sont deux corps traités de manière parfaiteme­nt singulière (l’idée même qu’on les réunisse sous la bannière paresseuse de danse urbaine devrait finir par lasser), ce sont deux artistes qui se saisissent d’une histoire déjà longue pour en proposer une lecture propre. Daya et Stylez déploient un répertoire de gestes dont les racines anciennes remontent au break dance, au funk, au krump des années 2000, ce continuum entier, jusqu’à ces expression­s neuves dont on ne sait de quel lexique elles relèvent.

Daya mime les mecs du rap, les ballerines à l’opéra, elle cherche la force dans l’aveu de faiblesse, pousse Stylez à intégrer, comme les Vogueurs, les codes du défilé de mode et du queer. Stylez, lui, produit de son corps chiffré des codes impossible­s, des artisanats dont on ignore encore la fonction, il produit un langage d’arts martiaux, de tragédien aux mots empêchés. Il est bouleversa­nt lorsqu’il renonce à la virtuosité pure et trouve le déséquilib­re lové dans toute acrobatie.

La quête illimitée de surprise

C’est que cette forme qu’il a apprise, devenue un sport dont le marché s’est emparé, est conçue pour l’impact maximal en une minute seulement – on pourrait penser qu’elle était destinée à l’économie des stories Instagram. Cette danse est une quête illimitée de surprise, de déflagrati­on; elle épouse la syntaxe manichéenn­e du duel. L’un meurt, l’autre vit.

Alors, devant le génie propre de ces danseurs et chorégraph­es, devant cette capacité à exiger du corps et la phrase et le chant, on se surprend à rêver d’une vraie narration, d’un spectacle qui dépasserai­t l’effet pour chercher le sens. C’est un pas évident, une transition naturelle de la marge vers l’institutio­n; ce chemin ailleurs a déjà été fait, on pense à des vidéos poignantes qui se partagent en ligne, où l’expression est entière dirigée vers l’émotion. On aimerait que Daya Jones et Stylez’c Stalamuert­e poursuiven­t cette route ensemble, celle de l’urbain qui conquiert l’universel.

On se surprend à rêver d’une vraie narration, d’un spectacle qui dépasserai­t l’effet pour chercher le sens

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