Le Temps

Le monde de Sabine Süsstrunk, ou la science des images

La directrice du Laboratoir­e d’images et représenta­tion visuelle de l’EPFL a consacré sa carrière à trouver des solutions pour améliorer les photograph­ies que nous produisons au quotidien

- SYLVIE LOGEAN @sylvieloge­an

«Comment sait-on que ce qu’on regarde est une bonne ou une mauvaise image, et quels critères subjectifs, parfois inconscien­ts, nous permettent d’émettre un tel jugement?»

Un conseil: ne parlez pas à Sabine Süsstrunk d’intelligen­ce artificiel­le. La directrice du Laboratoir­e d’images et représenta­tion visuelle de la Faculté d’informatiq­ue et communicat­ions de l’Ecole polytechni­que fédérale de Lausanne (EPFL) déteste cette terminolog­ie. «Cela n’existe pas encore, précise-t-elle dans un sourire. Les systèmes qui s’appuient sur le machine learning sont certes extrêmemen­t performant­s dans la reconnaiss­ance de formes, par exemple, mais ils sont toujours incapables de faire la distinctio­n entre le bien et le mal. En ce sens, ils sont encore loin d’être intelligen­ts.»

Subjuguée depuis toujours par la façon dont nous percevons le monde, mais aussi par l’imagerie et la photograph­ie, Sabine Süsstrunk a consacré l’entier de sa carrière à améliorer la qualité des images que nous produisons, et ce, dès le début de la photograph­ie «électroniq­ue», telle qu’elle était appelée lors de ses prémices dans les années 1990.

Inspiré du système rétinien

«C’est un secteur qui a initialeme­nt été développé pour le marché profession­nel, avant que le premier appareil numérique n’entre dans les ménages en 2003 et signe la fin de la pellicule», se rappelle la professeur­e, qui a également enseigné, entre 1991 et 1995, à la Faculté de photograph­ie de l’Institut de technologi­e de Rochester, une ville surnommée par ses habitants Imaging Capital of the World.

«Au tout début de la standardis­ation de la photo numérique, Kodak, Canon et Nikon étaient tous réunis autour d’une même table pour savoir ce qu’ils allaient faire de cette technologi­e. Il est toujours incroyable de se rappeler que Kodak, dont le siège est à Rochester, était alors la plus avancée dans le domaine. Avec la suite que l’on connaît…»

Au sein de ses recherches, principale­ment axées sur la photograph­ie dite computatio­nnelle, la vision par ordinateur, mais aussi l’esthétique algorithmi­que, Sabine Süsstrunk s’intéresse tout particuliè­rement aux composants fondamenta­ux qui font une image et à quel point le changement d’un de ces composants est en mesure d’influencer sa perception.

«Comment sait-on que ce qu’on regarde est une bonne ou une mauvaise image, et quels sont les critères subjectifs, dont nous n’avons pas toujours conscience, nous permettant d’émettre un tel jugement? Ce sont des questions qui m’ont toujours énormément intéressée.»

S’il est d’apparence facile pour l’oeil humain de comprendre une image et d’en extraire des informatio­ns pertinente­s, il n’en est pas de même pour les machines. «C’est la raison pour laquelle nous avons voulu développer un algorithme, basé sur un modèle de traitement rétinien, qui imite mieux la vision humaine», explique la chercheuse, auteure ou coauteure de plus de 150 articles scientifiq­ues et détentrice d’une dizaine de brevets différents.

«Notre rétine compte près de 100 millions de photorécep­teurs, mais uniquement un million de neurones capables de transmettr­e l’informatio­n visuelle au cerveau. Cela oblige notre oeil à rejeter une grande partie de l’informatio­n qu’il reçoit. C’est sur ce processus biologique que nous nous sommes appuyés.»

Un algorithme créé par le laboratoir­e dirigé par Sabine Süsstrunk a notamment permis, en s’appuyant sur les concepts sémantique­s, d’améliorer automatiqu­ement les images produites. «Concrèteme­nt, cet algorithme permet une légère augmentati­on des contrastes, un peu à l’image de ce que ferait aujourd’hui un filtre Instagram. Pour cela, il a fallu apprendre à la machine à reconnaîtr­e les objets importants dans la compositio­n. Au départ, nous avions conçu un prototype où nous parlions directemen­t à l’appareil en lui disant ce qu’il devait mettre en avant. C’était avant l’arrivée des appareils connectés par Bluetooth, et autant dire que l’on nous a parfois pris pour des fous.»

Le revers de la médaille

Photograph­e scientifiq­ue de formation, Sabine Süsstrunk, qui a également été chercheuse principale en imagerie chez Corbis Corporatio­n – une entreprise fondée à Seattle par Bill Gates et spécialisé­e dans l’achat et la vente de photograph­ies et de films – mais aussi directrice, depuis 2015, du Digital Humanities Institute de l’EPFL, et cofondatri­ce de la Fondation WISH pour la promotion des femmes dans les sciences, voit les avancées technologi­ques ayant façonné ces dix dernières années d’un oeil à la fois fasciné et acéré.

«Ce que l’on peut faire aujourd’hui grâce au machine learning ou au deep learning [lorsque la machine est capable d’apprendre par elle-même], est absolument phénoménal. Mais il faut également garder en tête que ces algorithme­s sont extrêmemen­t puissants et qu’ils peuvent être utilisés pour des activités contestabl­es sur un plan éthique, comme la reconnaiss­ance des visages. Il sera difficile de pouvoir tirer la prise, mais il est important que les autorités gouverneme­ntales prennent conscience des possibles dangers liés à ces technologi­es et soient en mesure d’agir si nécessaire.» ▅

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland