Balade dans le Léman Express avec notre chroniqueuse Joëlle Kuntz
On est trois dans un wagon du Léman Express qui relie Coppet à Annemasse, cheflieu du canton haut-savoyard, à 2 km de Genève. Il est 11 heures du matin, le train est vide. On est à l’aise pour partager nos raisons d’être là. Elle, une écrivaine déjantée, copine d’une association de lézards du cimetière de Carouge tentés par un départ collectif au lac Majeur via le tunnel du Léman Express. Elle vient voir si c’est faisable. Les lézards aiment connaître la nature des lieux où ils bronzent. «C’est quoi les défunts?» demande l’un. «Quelqu’un qui ne va plus à la Migros», répond un autre. Elle écrit des choses comme ça, l’écrivaine, drolatiques, chaotiques, topologiques. (Loretta Verna, Marbrerie générale, éditions des sauvages)
Lui, un architecte urbaniste qui en connaît un bout sur l’histoire du territoire genevois pour l’avoir étudiée et enseignée. Son point de vue est net: Genève a bougé, Genève bouge, elle a un plan, une grande ambition. Enfin! Faire cinq gares en même temps, au milieu de cinq quartiers en marge qui deviendront des coeurs d’activités, c’est géant, on n’avait plus vu pareille envolée depuis la fin de la guerre. (Alain Léveillé, auteur de l’Atlas du territoire genevois)
Quant à moi, j’ai ma part affective dans le Léman Express. Genevoise hybride, j’ai commencé mes classes au lycée d’Annemasse quand cette ville n’en était pas une et les ai terminées à l’autre bout, près de la gare Cornavin. Deux moments de ma vie de surface sont maintenant reliés sous terre. Un événement dans mon autogéographie. L’urbaniste, sur le Léman Express, n’est pas un passager comme les autres. Il lit le parcours morphologiquement, pente, profondeur, orientation, fonction. Il interprète les formes. Une gare, c’est un usage, avec une architecture. Deux gares reliées, c’est le début d’un système. Cinq gares construites en même temps dans le même langage, c’est un geste urbanistique à voir panoptiquement. L’intention esthétique répond à la répétition, élégante dans son dépouillement: grandes jetées horizontales de béton soulignées au néon, cadres d’acier noirci, ornés de verre pixellisé, accès aux quais par des escaliers monumentaux débouchant sur des espaces intérieurs et extérieurs généreux. C’est vaste. C’est ample.
Et cinq fois de suite, comme des appels à cinq nouvelles villes dans la ville, des ébauches de vies possibles pour une société remise en mouvement après la gueule de bois immobilière qui a suivi la crise pétrolière des années 1970. «Le plan Marais de l’immédiat après-guerre a fait naître les cités périphériques (Meyrin, Onex, Lignon), rappelle Léveillé. Le plan alvéolaire de 1966 a parachevé le tout voiture, après quoi le développement s’est arrêté. L’idée d’une ville de 800000 habitants faisait peur. On n’a plus rien entrepris. Sous Christian Grobet, le mot d’ordre était la protection de l’acquis. Mais la croissance a continué, le logement a manqué, les Genevois sont allés habiter en France, la circulation est devenue infernale. En 2001, Laurent Moutinot a renversé la tendance. Il a osé repenser une inscription positive de la croissance dans le territoire. Le Léman Express faisait partie de son plan directeur.» Notre trio émerge à la gare de Bachet-Lancy. L’écrivaine voit que les lézards ne pourront pas s’accrocher aux briques de verre lumineuses qui scandent les parois des quais comme des installations de light art. J’admire l’immense escalier avec l’angoisse d’une touriste devant les marches du Machu Picchu. L’escalator, minuscule dans son coin, ne dépare pas le spectacle. Je m’ouvre à l’urbaniste de la contradiction entre la perfection visuelle du monument et l’inconfort prévisible de son usage quotidien. Il ne dément pas. Il l’attribue à des surprises budgétaires. Les urbanistes, c’est comme les lézards de Carouge, ils rêvent du lac Majeur mais à la fin, quand tout est prêt pour le départ, il manque les ascenseurs, les escaliers roulants et les panneaux indicateurs pour que le voyage soit parfait. ▅