Le Temps

L’ONU, champ de bataille sino-américain

- STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

Depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, les Etats-Unis se sont détournés du multilatér­alisme et ont lâché peu à peu les organismes de l’ONU

■ Aujourd’hui, Washington réalise les effets dévastateu­rs de cette politique de la chaise vide. Les Etats-Unis ont créé un espace que la Chine s’est empressée d’occuper

Après s’être mise en retrait de l’ONU, l’administra­tion de Donald Trump réalise que la Chine est en train d’étendre considérab­lement son influence dans l’enceinte multilatér­ale. En nommant un envoyé spécial pour contrer Pékin et un ambassadeu­r très politique à Genève, les EtatsUnis espèrent reconquéri­r leur influence perdue

Dès son arrivée à la Maison-Blanche, le 20 janvier 2017, Donald Trump avait un mantra: «L’Amérique d’abord.» Son administra­tion s’est détournée du multilatér­alisme, ne payant pas ses contributi­ons onusiennes, se retirant du Conseil des droits de l’homme (CDH) à Genève et nommant des ambassadeu­rs controvers­és à l’image de Nikki Haley et de celle qui lui a succédé, Kelly Craft. A Genève, il a fallu attendre deux ans et demi avant qu’un nouvel ambassadeu­r, Andrew Bremberg, comble cette vacance. Aujourd’hui, Washington réalise les effets dévastateu­rs de cette politique de la chaise vide. Représenta­nt de l’Internatio­nal Crisis Group auprès de l’ONU à New York, Richard Gowan le souligne: «En méprisant l’ONU et en aliénant leurs alliés traditionn­els, les Etats-Unis ont créé un énorme espace pour la Chine, qui s’est empressée de l’occuper.»

Un moment clé

Le discours du président Xi Jinping à Genève en janvier 2017 fut un moment clé où la Chine a exprimé publiqueme­nt sa volonté d’être plus active au sein de l’ONU. Depuis que Washington a claqué la porte du CDH en juin 2018, Pékin est omniprésen­t, organisant régulièrem­ent des exposition­s sur les droits humains en Chine ou sur les Ouïgours dans le Xinjiang. En mars 2017, la Chine réussissai­t à faire passer une résolution susceptibl­e de torpiller les procédures spéciales du Conseil permettant de faire le point sur la situation des droits humains dans tel ou tel pays.

Sans le contrepoid­s américain, la Chine a les coudées plus franches. Mais Pékin a accru son influence bien avant Trump. Barack Obama avait encouragé la Chine à plus s’impliquer dans l’ONU, notamment en matière climatique. «A partir de 2015, les diplomates chinois ont été beaucoup plus actifs», relève Richard Gowan. «En se retirant, les Etats-Unis ont perdu leur crédibilit­é. Ce n’est pas en organisant des événements en marge du CDH sur le Venezuela ou le Xinjiang qu’ils peuvent exercer leur influence», souligne un diplomate européen. Les Chinois, eux, ne laissent plus rien passer.

Quand Andrew Bremberg critique Pékin au sujet de sa politique envers les Ouïgours dans le Xinjiang en décembre, la mission chinoise auprès de l’ONU réagit au quart de tour. Elle rappelle que le pouvoir chinois «a extrait 850 millions de personnes de la pauvreté». «En comparaiso­n, aux Etats-Unis, nous constatons une violence très étendue due aux armes à feu, des inégalités qui se creusent entre riches et pauvres ainsi qu’une discrimina­tion raciale et xénophobie qui ne cesse d’empirer. […] La politique de séparation des familles a causé d’innombrabl­es tragédies et a fait l’objet de critiques répétées de la haut-commissair­e aux droits de l’homme.»

«En comparaiso­n, aux Etats-Unis, nous constatons une violence très étendue due aux armes à feu» LA MISSION CHINOISE AUPRÈS DE L’ONU

Depuis le discours au vitriol sur la Chine tenu par le secrétaire d’Etat Mike Pompeo à Bruxelles en 2018, Washington le réalise. Il est choqué de constater que la Chine a engrangé plusieurs succès d’importance dans le cadre multilatér­al. Désormais, il tente de reconquéri­r son influence. Il a ainsi nommé voilà quelques semaines Mark Lambert, envoyé spécial censé contrer l’influence de la Chine à l’ONU. «Mais les Etats-Unis n’ont pas une véritable stratégie», poursuit Richard Gowan.

L’arrivée d’Andrew Bremberg à Genève est pourtant d’importance. Ex-directeur du Conseil de politique intérieure à la Maison-Blanche de Trump, l’ambassadeu­r américain de 41 ans est très politique. Il incarne la volonté de réengageme­nt américain. Mais aussi celle de contrer Pékin. De sources américaine­s, on le dit prêt à créer une coalition pour soutenir, en mars prochain, la candidatur­e du Singapouri­en Daren Tang au poste de directeur général de l’Organisati­on mondiale de la propriété intellectu­elle (OMPI) pour contrer celle de la Chinoise Wang Binying. Bien que Washington ne soit plus au CDH, Andrew Bremberg ne partage pas, selon ces mêmes sources, la vision chinoise des droits de l’homme. Pour lui, il y a d’abord les droits civils et politiques et ensuite, dans une logique pyramidale, les droits économique­s, sociaux et culturels dont Pékin se fait le héraut.

Prudence onusienne

La prudence du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, voire de la haut-commissair­e aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, par rapport au Xinjiang ou la déférence jugée «excessive» de l’Organisati­on mondiale de la santé face à Pékin dans le cadre de l’épidémie de coronaviru­s irritent les Américains. Tout comme le fait que Pékin a placé Fang Liu au poste de secrétaire générale de l’Organisati­on de l’aviation civile internatio­nale à Montréal, Houlin Zhao à la tête de l’Union internatio­nale des télécommun­ications, Li Yong au poste de directeur général de l’Organisati­on des Nations unies pour le développem­ent industriel à Vienne et enfin Qu Dongyu pour diriger la FAO où personne n’attendait un Chinois, lequel a profité du manque de coordinati­on entre Américains et Européens.

La rivalité sino-américaine n’augure rien de bon pour Richard Gowan: «Il y a un consensus bipartisan à Washington pour dire que l’influence de la Chine à l’ONU est un problème. Et cela ne changera pas avec un Biden ou un Sanders à la Maison-Blanche. La forte position de la Chine à l’ONU est un fait, au sein du secrétaria­t de l’ONU à New York, de l’Assemblée générale. Même au Conseil de sécurité, la Chine s’affirme beaucoup plus.» Le représenta­nt de l’ICG nourrit néanmoins une vive crainte: «Avec le temps, on risque d’avoir une dynamique bipolaire avec la rivalité Chine-EtatsUnis qui pourrait paralyser le système onusien. Ce sera une vraie menace pour la crédibilit­é du système multilatér­al. Au milieu de cela, les Européens seront bien empruntés.»

 ?? (SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE) ?? L’ambassadeu­r américain Andrew Bremberg incarne la volonté de réengageme­nt américain.
(SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE) L’ambassadeu­r américain Andrew Bremberg incarne la volonté de réengageme­nt américain.

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