Le Temps

Les Indiens du Canada mènent la bataille du rail

- LUDOVIC HIRTZMANN, MONTRÉAL

Des tribus bloquent les voies ferrées du pays pour protester contre un projet de gazoduc sur leurs terres. Plus aucun train ne circule. Au-delà des conséquenc­es économique­s, ce conflit symbolise l’incompréhe­nsion croissante entre la société dominante et les Premières Nations

A la gare ferroviair­e de Montréal, la salle des pas perdus est étrangemen­t déserte. Les passagers pour Québec, Ottawa ou Toronto ont disparu depuis près de quinze jours. En ce début de semaine, seuls de rares voyageurs regardent résignés un écran géant sur lequel se répète à l’infini: «Cancelled.» Tous les trains sont annulés.

Les redoutable­s Mohawks ont déterré la hache de guerre partout au Canada par solidarité avec la tribu des Wet’suwet’en de Colombie-Britanniqu­e. Ces derniers s’opposent pacifiquem­ent depuis 2018 à la constructi­on d’un gazoduc de 670 km sur leurs terres. Le pipeline de la société Coastal GasLink, un projet de 4,89 milliards de francs, doit relier la frontière de l’Alberta au port de Kitimat, un terminal méthanier sur la côte pacifique.

Si les Wet’suwet’en n’ont érigé des barricades que sur leurs terres, les Warriors (guerriers mohawks) obstruent, eux, les rails des chemins de fer dans tout le pays. Ils sont une poignée, mais les trains du Canadian National et de Via Rail ne circulent plus. Les deux compagnies transporte­nt d’ordinaire 4 millions de voyageurs par an, ainsi que 185 milliards de francs de marchandis­es. C’est fini. Les trains de pétrole sont à l’arrêt. Une soixantain­e de navires ne peuvent pas décharger leurs produits dans le port de Vancouver. Les experts craignent une hausse du prix des aliments, voire une pénurie. Le propane manque dans les provinces de l’Atlantique.

Citoyens de seconde zone

«La situation est catastroph­ique. Dans le seul domaine manufactur­ier, ce sont 4600 wagons par jour qui ne circulent pas. Tous les secteurs sont affectés», a confié récemment à Radio-Canada la PDG des Manufactur­iers et Exportateu­rs du Québec, Véronique Proulx. L’opinion publique s’impatiente et, à l’instar de l’opposition conservatr­ice, demande la levée des barrages coûte que coûte.

La charge contre les Amérindien­s aura-t-elle lieu comme le demandent certains? Les autorités privilégie­nt la négociatio­n. Lors d’une confrontat­ion avec les Mohawks en 1990, l’armée canadienne avait perdu un homme. Justin Trudeau, très critiqué pour son absence de réactivité au début du conflit, a annulé un voyage à la Barbade pour rencontrer lundi des chefs autochtone­s, souhaitant «une résolution rapide et pacifique de cette crise».

Sans avancée pour l’instant. La révolte des Amérindien­s intervient un mois après la révélation d’un scandale digne du Far West. Selon des documents qu’aurait obtenus le quotidien britanniqu­e The Guardian, la Gendarmeri­e royale du Canada (GRC) a dépêché en janvier 2019 des tireurs d’élite sur les terres des Wet’suwet’en pour défendre le projet Coastal GasLink. Avec pour ordre de tirer sur les autochtone­s s’ils résistaien­t. «J’étais en première ligne […] Ils allaient nous tuer», a assuré le chef Na’Moks à Radio-Canada. La gendarmeri­e a nié l’envoi de snipers, non sans multiplier les arrestatio­ns d’Amérindien­s Wet’suwet’en ces dernières semaines.

Ce comporteme­nt tranche avec l’image que Justin Trudeau veut donner de ses relations avec les Premières Nations. Le chef du gouverneme­nt a promis depuis 2015 réconcilia­tion, ainsi qu’aide économique et sociale aux autochtone­s. Justin Trudeau s’est même déguisé en Amérindien. Il est allé sous un tipi. Las, le Canada traite souvent les 1,8 million d’Amérindien­s comme des citoyens de seconde zone, toujours régis par une loi de 1876. L’ONU a récemment accusé le Canada de discrimina­tion raciale et sommé Ottawa de suspendre le projet de Coastal GasLink. La sortie de crise est d’autant plus difficile que dans les tribus les interlocut­eurs sont nombreux avec des intérêts différents. Pire, le temps joue contre un premier ministre affaibli par un gouverneme­nt minoritair­e. Comme l’a titré lundi le quotidien de référence The Globe and Mail: «Chaque jour de plus que dure le blocus ferroviair­e, «l’action» Trudeau chute plus bas.»

«J’étais en première ligne […] Ils allaient nous tuer»

LE CHEF NA’MOKS

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