Le Temps

130 pages d’archives sur la répression au Xinjiang

- FRÉDÉRIC KOLLER @fredericko­ller

Jewher Ilham, la fille du célèbre prisonnier politique ouïgour Ilham Tohti, est venue évoquer à Genève la situation de la région autonome

Enfant surnumérai­re, barbe, voile, fréquentat­ion de la mosquée, pèlerinage à La Mecque, parents à l’étranger ou comporteme­nt «n’inspirant pas confiance» sont autant de motifs invoqués par les autorités chinoises pour enfermer les Ouïgours dans des «centres de formation profession­nelle» pour au moins un an.

C’est ce que révèlent de nouveaux documents administra­tifs chinois publiés lundi par 12 médias, dont Le Monde, qui dateraient d’au moins un an. Ces 130 pages d’archives rendues publiques sous le nom de «Karakax list» détaillent l’incarcérat­ion de 311 personnes et précisent les informatio­ns d’une précédente fuite, en novembre dernier, les «China leaks», qui décrivait le fonctionne­ment et la gestion de ce que les Ouïgours en exil appellent des «camps de concentrat­ion».

En ouïgour, on dit «lager»

«Ces documents sont importants car c’est la confirmati­on officielle des témoignage­s que nous avons déjà», explique Jewher Ilham, une militante de la cause ouïgoure ayant trouvé refuge aux Etats-Unis et qui prépare un documentai­re sur cet univers concentrat­ionnaire. Invitée dans le cadre du Geneva Summit for Human Rights and Democracy, qui se tenait mardi à Genève, elle qualifie le chiffre d’un million de détenus, couramment évoqué par l’ONU et des ONG, d’estimation «prudente». «Aux Etats-Unis, tous les Ouïgours que je connais ont entre un et dix membres de leur famille qui ont été arrêtés. Il y a même une personne dont 76 proches ont disparu.»

Selon la militante, cette politique de répression qui s’est abattue sur le Xinjiang au nom de la lutte contre l’extrémisme religieux aurait débuté dès 2013-2014, mais ce n’est qu’à partir de 2017 qu’on a commencé à comprendre qu’il y avait un système. Les détenus sont répartis entre camps de rééducatio­n, camps de travail et prisons. En ouïgour, on appelle cela les «lager», précise l’étudiante en sciences politiques.

Jewher Ilham est la fille de Ilham Tohti, l’un des intellectu­els ouïgours les plus influents condamné en 2014 à la prison à perpétuité pour «séparatism­e et extrémisme». Elle devait embarquer à l’aéroport de Pékin avec lui en direction des Etats-Unis quand il a été appréhendé. C’était en février 2013, elle avait 18 ans et quittait pour la première fois son pays. Son père, qui avait obtenu une bourse dans une université américaine, l’a alors convaincue de s’envoler, seule. «Pars, pars, ne pleure pas, m’a-t-il dit. J’imagine que j’étais son dernier espoir qu’un membre de la famille puisse rester libre et témoigner.»

Les dernières nouvelles de son père remontent à 2017. En décembre dernier, elle s’est rendue à Strasbourg pour le représente­r au Parlement européen, qui venait de lui décerner le Prix Sakharov pour la liberté de l’esprit (Ilham Tohti avait déjà obtenu le Prix Martin Ennals en 2016).

Mariages forcés interethni­ques

Evoquer la répression des Ouïgours reste compliqué. Dans une récente interview à la NZZ, l’ambassadeu­r de Chine en Suisse, Geng Wenbing, rappelle la position de Pékin: les «camps de concentrat­ion» du Xinjiang sont une invention des Etats-Unis à laquelle seuls les médias occidentau­x donnent du crédit. La preuve? «Aucun pays musulman ne critique la Chine.» «C’est un problème», convient Jewher Ilham. Elle avance quelques éléments de réponse pour expliquer ce silence: les Ouïgours installés dans ces pays ne peuvent pas parler au risque d’être déportés en Chine (comme cela a été récemment fait par la Turquie). Hormis la raison d’Etat et les intérêts économique­s, la militante souligne le manque d’informatio­ns dans les Etats musulmans, Pékin intervenan­t à chaque fois que des articles se montrent critiques envers la Chine.

Le pouvoir chinois continue de promouvoir la colonisati­on du Xinjiang en favorisant les mariages interethni­ques, les hommes han étant incités à marier des femmes ouïgoures avec la promesse d’une récompense de 90000 yuans (12500 francs), explique Jewher Ilham. «Si la famille ouïgoure refuse, elle est considérée comme extrémiste. Lors du mariage, il faut saluer le drapeau national.»

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