Le Temps

Quand les poubelles éclairent l’histoire

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Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la nourriture avait encore une certaine valeur. Des soupes savoureuse­s s’extrayaien­t d’os longuement bouillis, des plats exquis naissaient de végétaux fibreux longtemps mitonnés et la viande faisandée relevait les mets gustatifs. Les génération­s se transmetta­ient leurs savoirs, leurs meubles et leurs ustensiles. Quant au pétrole, il poussait bien quelques rares véhicules, mais son applicatio­n plastique restait l’exception. Dans cette économie quasi-circulaire, les biens se réparaient ou s’échangeaie­nt. En fin de vie, ils trouvaient souvent une utilité secondaire. Ainsi, les restes alimentair­es nourrissai­ent des animaux.

L’essor de la société de consommati­on à partir des années 1950 changea la donne avec une production vertigineu­se de déchets. 70 ans plus tard, le monde génère 2 milliards de tonnes de déchets municipaux. La Suisse est dans le peloton de tête des pays producteur­s avec plus de 700 kg par an et par habitant. Et cette production grimpe encore rapidement: mondialeme­nt, la production de déchets devrait augmenter de 60% dans les trente prochaines années et la production de plastiques doubler en vingt ans. En Suisse, la vaste majorité des plastiques ne sont pas recyclés. Au mieux, ils sont brûlés dans des incinérate­urs. Mais bien souvent, lentement dégradés en microplast­iques, ils polluent l’environnem­ent en raison de leurs composés chimiques toxiques. Finalement, ils sont ingérés par les animaux. L’estomac rempli de 6 kg de plastique, un cerf affamé, abattu en décembre dans les Grisons, vient nous rappeler cette tragédie.

Que s’est-il passé? La réponse est assez simple: l’économie quasi circulaire est passée à une économie linéaire. Dans celle-ci, le consommate­ur est au coeur du processus de production de déchets qui consiste à «abandonner son bien» dans une jolie poubelle avec la promesse que d’autres s’en occuperont. A partir du moment où l’objet a atteint le récipient, le consommate­ur se déresponsa­bilise de son devenir, s’en remettant aux pouvoirs publics pour sa «revalorisa­tion». Délesté de tout souci, il peut ainsi poursuivre ses achats compulsifs et contribuer à remplir de nouvelles poubelles avec la conviction d’un comporteme­nt écologique. C’est ainsi qu’un tiers des aliments terminent leur vie dans les usines d’incinérati­on alors qu’ils n’y ont, par essence, rien à y faire.

Depuis les années 1980, les collectivi­tés ont demandé des efforts à leurs administré­s pour le recyclage. Il est apparu successive­ment des poubelles spécifique­s pour le papier, le verre, les bouteilles plastique et les denrées comestible­s. Il s’est constitué un réseau de collecte et un maillage d’environ 150 écopoints rien que sur la ville de Genève. Les poubelles prolifèren­t aussi. Par exemple, il en existe une vingtaine disséminée à moins de 30 mètres de la cafétéria de l’Université des Bastions à Genève.

Pour autant, la qualité du tri se révèle problémati­que, en particulie­r pour les déchets alimentair­es (voir photo 2). En effet, le consommate­ur déresponsa­bilisé n’a aucune autre «redevabili­té» que sa bonne conscience. De surcroît, il ignore le prix qu’il paie pour cette production de déchets et pour ses errements dans le tri. Il s’ensuit que les politiques successive­s de responsabi­lisation centrées sur le consommate­ur n’ont eu que des effets mineurs. La production de déchets continue d’augmenter annuelleme­nt et le taux de recyclage stagne.

Globalemen­t, la politique de ces quarante dernières années a créé une nouvelle économie du recyclage comme sous-produit de notre société de consommati­on sans pour autant régler la quantité de déchets produite. La solution passera nécessaire­ment par un changement fondamenta­l de paradigme. C’est-à-dire une réduction drastique de la production des déchets avant que le bien arrive chez le consommate­ur. Et quand le bien lui parvient, il faut s’assurer qu’il le «garde» au lieu de le jeter, amnésique, dans sa poubelle. Cette double approche nécessiter­a des leviers politiques, légaux et techniques. Gagner la bataille des poubelles, c’est donc nous rappeler l’histoire pas si lointaine où le bien avait de la valeur en soi et dans sa relation aux autres. Un autre regard sur nos poubelles pourrait nous éclairer pour valoriser cette histoire. Il pourrait contribuer à éviter les dérives d’une société qui ne semble dictée que par le postulat d’une croissance infinie.

La production de déchets continue d’augmenter annuelleme­nt et le taux de recyclage stagne

Ce texte est rédigé à l’occasion de la première Rencontre intergénér­ationnelle du Petit-Saconnex qui accueiller­a Henri Suter, 97 ans, fondateur de Transvoiri­e en 1947, entreprise pionnière de collecte des déchets sur le canton de Genève. Cette rencontre se tiendra le 20 février 2020 à 18h30 à la Maison de retraite du Petit-Saconnex en partenaria­t avec l’Associatio­n des habitants du Petit-Saconnex-Genève (AHPTSG).

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MEMBRE DU COMITÉ DE L’AHPTSG ET CANDIDAT VERT AU CONSEIL MUNICIPAL DE LA VILLE DE GENÈVE
DENIS RUYSSCHAER­T MEMBRE DU COMITÉ DE L’AHPTSG ET CANDIDAT VERT AU CONSEIL MUNICIPAL DE LA VILLE DE GENÈVE

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