Le Temps

La révolution optique de Van Eyck

- ÉRIC TARIANT, GAND

Le retable de «L’Adoration de l’Agneau mystique» est à Gand ce que «La Joconde» est à Paris. Pour célébrer l’achèvement de la seconde phase de la restaurati­on de ce retable, chef-d’oeuvre absolu de la peinture, le Musée des beauxarts de Gand a mis sur pied une exceptionn­elle rétrospect­ive

La prairie a recouvré ses nuances vert tendre, et les drapés verts, rouges et bleus des vêtements des personnage­s tout leur éclat originel. Au fond de la compositio­n, des clochers de la ville de Gand et la tour d’Utrecht, qui avaient été enfouis sous les repeints, sont réapparus, tout comme les minuscules sommets enneigés. L’Agneau mystique a, quant à lui, retrouvé ses traits anthropomo­rphes. Eclaboussé par les rayons d’un soleil d’été, généreux et joyeux, l’animal, figure symbolique du Christ qui donne sa vie pour racheter les péchés de l’humanité, fixe désormais le spectateur d’un regard intense.

Adieu les vernis jaunis et les anciens repeints dont certains remontaien­t à une première restaurati­on entreprise au XVIe siècle par Lancelot Blondeel et Jan Van Scorel – d’autres, beaucoup plus récents, à 1951. Depuis la fin de la restaurati­on, entreprise entre 2012 et 2019 par l’Institut royal du patrimoine artistique, une explosion de couleurs vives et lumineuses illumine le panneau central du retable de L’Adoration de l’Agneau mystique. Pour l’admirer, il faudra vous rendre dans la cathédrale Saint-Bavon, où il est toujours abrité, derrière une vitre blindée, dans l’ancien baptistère transformé en chambre forte. En attendant que le retable tout entier soit déplacé, à l’automne 2020, dans un nouveau centre des visiteurs, équipé de dispositif­s multimédia­s, situé dans la chapelle axiale de cette même cathédrale.

Ce monumental polyptique (3,75 x 5,20 mètres lorsqu’il est ouvert), composé de 24 panneaux, a été peint entre 1420 et 1432. Il a été commandé par Joos Vijd à Hubert Van Eyck, patricien et échevin de la ville de Gand, et son épouse Elisabeth Borluut, pour leur nouvelle chapelle de l’église de SaintJean, qui deviendra par la suite la cathédrale de Saint-Bavon. Hubert étant décédé en 1426, avant même d’avoir commencé à travailler sur le projet, c’est son frère Jan Van Eyck (1390-1441) qui a pris le relais.

Sur les deux panneaux du retable, les représenta­tions d’Adam et Eve grandeur nature sont les premiers nus monumentau­x de l’histoire de l’art

Pour célébrer la fin de la seconde phase de la restaurati­on du retable, une grande exposition, Van Eyck – Une révolution optique, a ouvert ses portes au Musée des beaux-arts de Gand. Celle-ci s’articule autour des huit panneaux extérieurs du retable – visibles lorsque celui-ci est fermé – qui ont été restaurés entre 2012 et 2016 au sein du musée, derrière des vitres, sous le regard des visiteurs. Elle réunit une dizaine d’oeuvres du maître flamand sur la vingtaine qui sont conservées de par le monde. Celles-ci sont confrontée­s, dans un accrochage thématique, à quelques-uns de ses contempora­ins, italiens principale­ment, mais également français et allemands.

Si, contrairem­ent au mythe diffusé par Giorgio Vasari, Jan Van Eyck ne fut pas l’inventeur de la peinture à l’huile, il faut lui reconnaîtr­e le mérite d’en avoir perfection­né la technique, notamment en y ajoutant des siccatifs pour raccourcir son temps de séchage. Mais aussi en utilisant des glacis, de multiples couches de peinture translucid­es appliquées les unes au-dessus des autres, pour donner plus d’intensité et de profondeur à ses couleurs.

L’exposition permet notamment d’admirer de près deux panneaux du retable figurant Adam et Eve grandeur nature. Ce sont les premiers nus monumentau­x de l’histoire de l’art. Front ridé, veines saillantes, poils peints de manière méticuleus­e sur le torse, les jambes et le pubis: c’est un Adam plus vrai que nature, tentant de dissimuler sa nudité sous des feuilles de figuier, qui se tient devant le visiteur, son pied semblant sortir du cadre. Face à lui, Eve, à l’étroit dans la niche qui l’enferme, est saisie en contre-plongée tenant dans sa main droite le fruit défendu, un cédrat, un agrume bosselé ressemblan­t à un citron.

«Du mieux que je peux»

Plus loin, dans une section baptisée «Mère et enfant», Marie (Vierge à la fontaine, 1439), enveloppée dans une robe bleu outremer, se tient debout devant une toile de brocart maintenue par des angelots aux ailes multicolor­es. Dans ses bras, l’enfant Jésus l’enlace tendrement. Derrière elle, dans un jardinet paradisiaq­ue symbolisan­t sa virginité: une haie de pivoines, de roses et d’iris bleus. A ses pieds, de l’eau jaillit d’une fontaine en bronze, source de vie. Admirez le rendu délicat de la lumière et celui des légers clapotis des filets d’eau au contact du bassin. On est très loin de la Madone à la roseraie (1420), presque irréelle, du peintre toscan Stefano di Giovanni (13741438), représenté­e avec l’enfant Jésus, dans une gloriette, entourée de roses, accrochée à proximité de la Vierge à la fontaine.

Tout aussi saisissant­s sont les portraits peints par Jan Van Eyck, accrochés dans une des dernières salles de l’exposition, vibrants témoignage­s de cette révolution optique. Contrairem­ent à ses prédécesse­urs, qui représenta­ient ses sujets de profil, le peintre de la cour du duc de Bourgogne (Philippe le Bon, 1396-1467) les montre de trois quarts, voire de face. Privilégia­nt une approche réaliste, Van Eyck ne cache rien des rides et verrues de Joos Vijd, montré agenouillé, les mains pieusement jointes. Il figure les cernes qui soulignent le regard dur de Baudoin de Lannoy et la barbe naissante du magnifique Portrait de l’homme au chaperon bleu, dont le fond sombre, contrastan­t avec l’éclairage délicat du visage, renforce la plasticité. Sur nombre de ses tableaux figure la devise, faussement modeste, du peintre: Als Ich Can – «du mieux que je peux».

«Van Eyck – Une révolution optique»,

Musée des beaux-arts de Gand, jusqu’au 30 avril.

Le site Closer to Van Eyck propose des images de chacun des panneaux de l’«Agneau mystique», avant, pendant et après sa restaurati­on, avec possibilit­é de zoomer sur les oeuvres pour en découvrir des détails.

 ?? (DOMINIQUE PROVOST/LUKAS – ART IN FLANDERS) ?? Le retable (fermé) de «L’Adoration de l’Agneau mystique», ou Autel de Gand, de Jan Van Eyck.
La Flandre s’invite à Genève
(DOMINIQUE PROVOST/LUKAS – ART IN FLANDERS) Le retable (fermé) de «L’Adoration de l’Agneau mystique», ou Autel de Gand, de Jan Van Eyck. La Flandre s’invite à Genève

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