«Ce film me paraît aussi réel qu’un documentaire»
Figure de proue du cinéma suisse, Samir, le Zurichois de Bagdad, évoque «Baghdad in my Shadow»
Né à Bagdad en 1955, Samir a émigré six ans plus tard pour la Suisse. Producteur et réalisateur engagé, il est devenu, de Filou en Babylon 2, une figure de proue du cinéma helvétique, évoquant par la fiction et le documentaire aussi bien les turbulences de la jeunesse zurichoise que la mélancolie de la diaspora irakienne. Dans le documentaire Iraqi Odyssey, il racontait les convulsions de l’Irak à travers les tribulations de sa famille. Il revient à cette histoire tourmentée par le biais de la fiction avec Baghdad in my Shadow, qui aborde frontalement les thèmes de la libération féminine, de l’homosexualité et de la religion.
Après le documentaire «Iraqi Odyssey», dans lequel vous retrouviez les membres de votre famille en exil, vous signez une fiction avec «Baghdad in my Shadow». Quel genre est le plus adapté pour soigner les blessures? Je n’ai pas pensé que je retournais à la fiction. Pour la première fois, le scénario s’est écrit sans faire des recherches. Baghdad in my Shadow est selon moi un film documentaire car il ne rapporte que des histoires vraies. J’ai écrit le film sans jamais me demander si c’était possible, à l’exception des stupidités des islamistes, toutes vérifiées sur YouTube. Ce film me paraît aussi réel qu’un documentaire. Ceci dit, dans Iraqi Odyssey, il était impossible d’évoquer l’homosexualité avec ma famille. Mes oncles et tantes se demandaient à quoi rimaient les questions que je leur posais sur le sujet. Ils ont des amis homosexuels, mais ce n’est pas un sujet de discussion. Pas plus que la question de l’émancipation féminine et de la sexualité, parce que mon grand-père a donné à mes tantes toute la liberté de se marier et d’étudier.
La religion joue un rôle central dans le film… Tous mes oncles étaient athées. Quand j’avais 11 ans, à Dübendorf, j’ai été surpris que mon père me refuse quelque chose en citant le Coran. Déjà politisé, je l’ai agressé: «Pourquoi tu récites le Coran? Nous ne sommes pas des croyants.» Il était fâché. Il m’a dit: «Tu es stupide ou quoi? Si tu veux battre les religieux, tu dois connaître leurs références!» La fiction permet de rassembler ces thèmes. Il me semblait que chercher un homosexuel et une jeune femme pour dialoguer aurait été moins naturel qu’une fiction. Un critique a écrit que mes protagonistes ne font que représenter des thèmes. Mais c’est normal, non? C’est notre travail. Tout scénario est une construction.
«Iraqi Odyssey» était un film apolitique. «Baghdad in my Shadow» revient au politique… Vous savez, depuis quatre mois, Iraqi Odyssey fait une grande carrière à Bagdad au sein de la révolte des jeunes. Ils ont créé sur la place Tahrir une ville de tentes avec des cantines, des infirmeries et un cinéma. Ils montrent Iraqi Odyssey en boucle. Pour eux, c’est un film politique. Ils m’ont appelé pour me dire «On a downloadé ton film sur YouTube, tu es d’accord qu’on le montre?» J’ai répondu «Non! Je ne suis pas d’accord avec le téléchargement. Je vais vous envoyer un lien avec une meilleure qualité. Et vous en faites ce que vous voulez.» Ha ha ha!
La dimension de «Baghdad» est plus expressément politique… Oui. Iraqi Odyssey était indirectement politique. Peut-être aussi parce que j’avais peur pour ma famille. J’ai fait Iraqi Odyssey dans le pic de l’influence islamiste. Faire un film laïc était déjà une provocation. Quand j’ai commencé à travailler sur le projet, en 2009, ma compagne [la cinéaste Stina Werenfels, ndlr] m’a demandé si c’était dangereux. On verra bien… Sur les réseaux sociaux, il y a eu des attaques dirigées contre l’actrice principale, Zahraa Ghandour, et contre Waseem Abbas qui joue le jeune homosexuel.
La censure est toujours liée à la sexualité? Tous les mouvements islamistes, mais aussi certains mouvements populistes ici, détestent la libération des femmes. Ici, quand je vois une jeune influenceuse super-sexy, je ris de son ridicule. En Irak, ils ont déjà tué trois de ces jeunes femmes qui ne répondent pas à leur définition de la décence. J’ai été boycotté par les festivals arabes de Carthage, d’Abu Dhabi ou du Caire, qui m’avaient toujours invité. J’ai finalement appelé le nouveau directeur du Caire, que je connais, et lui ai demandé pourquoi personne ne voulait montrer Baghdad in my Shadow. Il m’a répondu: «Tu sais bien…» Je lui ai dit: «Si je coupe, c’est d’accord?» Silence. Je coupe quoi? «Tu sais bien…» Alors j’ai coupé les scènes de sexe. Le film a été montré à la censure et pris au Caire.
Aux Journées de Soleure, «Baghdad in my Shadow» a décroché trois nominations, dont celle du meilleur film, pour le Prix du cinéma suisse et remporté le Prix du public. C’était une grosse surprise. Particulièrement le Prix du public. Dans une compétition avec des comédies, les gens ont plébiscité mon film. Ça me touche. Et pas seulement à Soleure, mais dans des villes de Suisse profonde, comme Einsiedeln ou Frauenfeld, où des spectateurs, qui ne sont pas des intellectuels des villes, sont assez curieux pour voir un film parlé arabe. C’est une belle surprise.
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