Le Temps

Sandrine Rudaz, la Valaisanne qui a conquis Hollywood en musique

A 26 ans, la pianiste installée en Californie se fait doucement une place dans le paysage hypercompé­titif de la musique de film. Elle a gagné un prix à l’automne et va sortir un nouvel album cette année

- LOÏC PIALAT, STANFORD @loicpialat

Un soir de novembre à l’Avalon, une salle de Los Angeles. A 9500 kilomètres de Sion, où elle est née il y a 26 ans, Sandrine Rudaz s’apprête à vivre un des plus grands moments de sa jeune carrière. La pianiste fait partie des artistes nommés aux Hollywood Music in Media Awards, une de ces cérémonies de remise de prix qu’affectionn­ent les Américains. Alan Silvestri, compositeu­r attitré de Robert Zemeckis (Retour vers le futur, Forrest Gump), est dans la pièce. Vient l’heure de la catégorie «Meilleur classique contempora­in». Enveloppe. Suspense. And the winner is… «Aurore boréale» de Sandrine Rudaz.

Elle ne voulait pas préparer de discours. «On est déjà super contents d’être parmi les nommés», justifie-t-elle. Son mari a dû la convaincre. «J’ai dit ce que j’avais prévu mais c’est vrai que, sur le moment, il y a l’émotion et on a des petits blocages», sourit encore la Valaisanne, trois mois après dans son petit appartemen­t californie­n. Son quotidien, c’est ici, sur le campus de Stanford, prestigieu­se université au coeur de la Silicon Valley. Son compagnon y prépare un doctorat d’économie. L’award en verre est posé sur son piano, à quelques centimètre­s de son ordinateur. Ses deux outils de travail.

Une espèce rare

«On peut résumer un orchestre dans un piano. Souvent, j’entends la musique là-dedans. [Elle montre sa tête.] Ce qui est dur, c’est de vite la transmettr­e dans la matière», raconte-t-elle. L’ordinateur, lui, ouvre des horizons infinis. Avec un logiciel comme Logic Pro et ses instrument­s intégrés, elle a un orchestre à domicile. Ce jour-là, elle parfait la musique épique d’une vidéo de course-poursuite dans les rues de Sion.

Sandrine Rudaz appartient à une espèce rare, celle qui n’a pas eu à attendre pour découvrir sa passion. Elle n’est qu’une enfant quand son grand frère reçoit un clavier électroniq­ue pour son anniversai­re. «C’est tout le temps moi qui jouais avec. Au bout d’un moment, mes parents se sont dit qu’il y avait quelque chose!» A 3 ans, elle entre au Conservato­ire de Sion, spécialité piano.

La musique classique, premier amour. «J’aime toute la théorie qu’il y a derrière. La technique est très poussée, ça permet d’aller loin dans l’instrument.» Mais, à l’adolescenc­e, monte «l’envie de jouer des choses plus simples», dit-elle. Les notes de Yann Tiersen dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain la marquent. Le piano peut aussi émouvoir. «Ce que je ne trouvais pas forcément dans la musique classique parce que c’est beaucoup plus complexe, moins facile de toucher.»

A 14 ans, la pianiste comprend que si elle veut faire de la musique de film son métier, il faudra partir. «Je n’avais pas vraiment le choix.» Au lycée, elle rencontre Frédéric, resté «sans voix» après l’avoir entendu jouer la Fantaisie-Impromptu de Chopin. Lui aussi voit sa vie en dehors de la Suisse. Direction les Etats-Unis donc.

Au Pacific Northwest Film Scoring Program à Seattle, la jeune femme apprend sa profession pendant un an auprès de son «mentor», Hummie Mann. «En sachant très peu sur l’industrie du cinéma en Suisse, ou même s’il y en avait une, j’étais curieux de connaître ses opportunit­és d’embauche là-bas», confie le professeur. Il réalise que l’audacieuse Suissesse compte en fait conquérir Hollywood. Avec un atout dans sa besace: «Elle a du talent sans le sale caractère qui va parfois avec.»

Hollywood, l’artiste n’y vit pas. Stanford est à cinq heures de route. Tout se fait à distance. Yuehua Wang, le réalisateu­r de The Shell, long métrage pour lequel elle a écrit soixante minutes de musique en deux semaines, «je ne l’ai jamais rencontré», s’amuset-elle.

«Si un réalisateu­r a besoin de faire un film d’action, il ne va pas forcément se tourner vers une femme, parce qu’on nous catalogue sensibles»

Un autre cinéaste l’a trouvée sur Instagram et elle a contacté elle-même une réalisatri­ce belge qui cherchait un compositeu­r.

Sandrine n’a pas d’agent, personnage généraleme­nt incontourn­able dans le milieu. Mais elle a mieux: son mari. «Elle sait faire de la musique, elle s’est entraînée toute sa vie pour ça. Mais son métier comprend des centaines d’activités pour lesquelles elle n’était pas entraînée», explique Frédéric Martenet. «Je l’aide pour les aspects plutôt business. Je lui trouve certains jobs, je rédige les contrats, je négocie les budgets, je fais un peu de marketing, etc. En fait, je m’en occupe un peu comme d’une start-up que je souhaitera­is booster. Mais la partie que je préfère, c’est de pouvoir choisir les titres de certains morceaux!»

«Changer les règles»

Sandrine le sait, la route d’Hollywood n’a pas été très accueillan­te pour les compositri­ces jusqu’ici. Mais le monde de la musique classique non plus, faitelle remarquer. «Si un réalisateu­r a besoin de faire un film d’action, il ne va pas forcément se tourner vers une femme, parce qu’on nous catalogue comme sensibles», regrette la musicienne que tous les genres intéressen­t.

L’Oscar reçu il y a quelques jours par l’Islandaise Hildur Guðnadótti­r pour la bande originale de Joker annonce peut-être une nouvelle ère. «C’est le meilleur moment pour les femmes dans cette industrie depuis longtemps», affirme Hummie Mann. «Les studios sont intéressés par la diversité. Les réalisatri­ces veulent embaucher plus de femmes et essayer de changer les règles du jeu.»

Se faire une place au côté des Hans Zimmer et Alexandre Desplat, stars européenne­s de la profession, prendra le temps qu’il faudra. En attendant, la Valaisanne prépare un deuxième album piano (le premier, Papillon, est sorti en 2019) et ne dirait pas non à la musique d’un jeu vidéo. ▅

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