Le Temps

Le délai de prescripti­on à la lumière du droit pénal. Regard d’expert

L’adéquation du droit pénal aux réalités contempora­ines, notamment au sujet des délais de prescripti­on, est revenue au centre des débats ces derniers mois. Le professeur de droit Robert Roth répond aux questions du «Temps»

- PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLIA HÉRON @celiaheron

Les «affaires» se suivent et un débat de philosophi­e politico-judiciaire revient en force: celui de l’adéquation du droit pénal aux «réalités» contempora­ines, notamment au sujet de la prescripti­on – soit le délai, prévu par la loi, passé lequel la justice ne peut plus être saisie. En Europe, il a été ravivé ces derniers mois par le cas Roman Polanski, toujours poursuivi par la justice américaine dans le cadre d’une procédure pour détourneme­nt de mineure déclenchée en 1977, et visé par une nouvelle accusation de viol portée par la Française Valentine Monnier. Cette photograph­e affirme avoir été frappée et violée par le cinéaste en 1975 en Suisse quand elle avait 18 ans, son témoignage s’ajoutant aux accusation­s de plusieurs femmes ces dernières années, pour des faits prescrits.

Quelques mois plus tôt en France, face à l’avalanche de témoignage­s dans l’affaire dite de la «Ligue du LOL», la secrétaire d’Etat Marlène Sciappa tweetait: «Rien n’empêche d’étudier l’allongemen­t des délais de prescripti­on», rappelant que dans l’Hexagone «on vient de l’allonger de dix ans pour les viols sur mineurs».

Quelles relations entretienn­ent aujourd’hui la société, ses évolutions et le droit? Robert Roth, professeur honoraire à l’Université de Genève, spécialist­e des sanctions pénales et de la justice pénale internatio­nale, répond à nos questions.

Dans quelle mesure le regard sur le délai de prescripti­on a-t-il évolué ces dernières années? Classiquem­ent, la prescripti­on était justifiée par les risques d’effritemen­t des preuves et les changement­s de personnali­té du délinquant, et de manière plus générale par le fait que l’intérêt public à la punition s’estompe avec le temps (c’est l’argument de la «paix» offerte par la prescripti­on à la société).

Les premières considérat­ions se sont vu récemment renforcées par les recherches scientifiq­ues sur l’altération de la mémoire: avec le temps, les risques d’erreur judiciaire augmentent davantage qu’on ne le pensait il y a quelques décennies. Sur un plan purement objectif, voire scientifiq­ue, les règles sur la prescripti­on devraient être renforcées plutôt qu’assouplies. Néanmoins, il est évident que tout cela pèse peu au regard de l’indignatio­n que crée au sein du «grand public» l’impunité due à la prescripti­on, y compris pour des infraction­s graves…

Comment expliquez-vous l’indignatio­n du «grand public»? Faut-il y voir une confusion entre acquitteme­nt et impunité? Le fait qu’un abandon de la poursuite en raison de la prescripti­on ne constitue pas un acquitteme­nt, donc une décision au fond sur l’absence de culpabilit­é, est crucial pour les juristes, et elle peut avoir des conséquenc­es importante­s sur le plan de la révision ou de la reconnaiss­ance de la décision par une autorité étrangère, mais je comprends parfaiteme­nt qu’elle demeure insaisissa­ble par le «grand public». Dans la grande majorité des cas, cela ne change rien pour les victimes malgré le fait que la personne n’a pas été «blanchie» et que, donc, le récit de la victime n’est en rien invalidé. Peut-être les juges, les avocats, voire les médias devraient-ils faire preuve de plus de pédagogie et expliquer cela.

Quels arguments recevables peuvent selon vous parler en faveur d’un allongemen­t du délai de prescripti­on dans certains cas? Certains arguments objectifs – ou scientifiq­ues – vont dans ce sens. Ainsi, les découverte­s scientifiq­ues sur les effets de l’amiante et leur caractère différé par rapport à l’exposition à ce poison ont logiquemen­t amené le parlement suisse à modifier au début des années 2010 les règles en matière de prescripti­on en cas de lésions corporelle­s, pour permettre aux «victimes de l’amiante» d’agir sur le plan civil.

Plus largement, comment décririez-vous l’influence qu’exerce l’évolution de la société sur les textes de loi, et vice versa? L’adéquation et l’adaptation du droit pénal aux «réalités sociétales» sont un débat aussi classique que celui sur la prescripti­on. Le rôle du législateu­r est à la fois de tenir compte de ces diverses réalités (y compris la réalité scientifiq­ue) et de résister à la tentation de légiférer trop vite, souvent sous le coup de l’émotion.

En un mot, adapter mais refuser la «législatio­n de panique».

Dans quelle mesure les discussion­s autour de la redéfiniti­on pénale du viol, en cours actuelleme­nt, illustrent-elles l’impact des débats de société sur les textes de loi? Le parlement tâtonne sur le sujet depuis une petite dizaine d’années. La discussion est extrêmemen­t complexe puisqu’elle mélange trois sujets au moins: d’une part, réformer le Code pénal des infraction­s sexuelles, en mettant la notion de consenteme­nt au centre de la norme et en effaçant la distinctio­n classique entre viol et contrainte sexuelle; ensuite, étendre la répression à tous comporteme­nts non consentis (harcèlemen­t); enfin, alourdir les peines.

La toile de fond, c’est certain, n’est pas négligeabl­e: on a d’une part l’évolution de la jurisprude­nce des tribunaux internatio­naux; d’autre part, les réformes à l’étranger et en particulie­r dans les pays germanopho­nes qui exercent toujours une influence prépondéra­nte en Suisse; enfin, les attentes de la population. On peut y ajouter les traités internatio­naux liant la Suisse, avec en particulie­r la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, récemment entrée en vigueur pour la Suisse, qui regroupe toutes les formes d’actes sexuels imposés intentionn­ellement à un tiers sans son libre consenteme­nt.

Quel regard portez-vous sur la question? Mon pronostic est que la Suisse suivra ses voisins autrichien et allemand, qui ont tous deux adopté de nouvelles législatio­ns, et procédera à une révision qui définira les infraction­s sexuelles par l’absence de consenteme­nt – et non par les moyens utilisés par l’auteur. Quant aux sanctions, une (nouvelle) réforme est en cours d’examen devant le parlement, mais le processus commence à peine. Le projet du Conseil fédéral prévoit en particulie­r une augmentati­on modérée de la peine minimale pour viol.

Où se situe selon vous la Suisse en matière d’équilibre entre adaptation et refus de «législatio­n de panique»? Le parlement suisse – et je considère ici la longue durée et non pas nécessaire­ment les toutes dernières années – est un de ceux qui, de mon point de vue, ont le mieux su à la fois adapter et résister. Deux facteurs expliquent sans doute cette relative sagesse: la lenteur des procédures parlementa­ires, qui permettent parfois à un soufflé de retomber, et le régime de coalition, tant au parlement qu’au gouverneme­nt, qui permet à une pluralité d’opinions de s’exprimer sans contrainte; tel n’est pas le cas dans un régime majoritair­e, dans lequel la loyauté à l’égard du gouverneme­nt – ou de la majorité du groupe – amène parfois des voix minoritair­es à ne pas s’exprimer, alors que celles-ci auraient su modérer un élan législatif déraisonna­ble. Cela dépend bien entendu du type de majorité, des moeurs politiques du pays considéré, etc.

Dans quelle mesure la place accordée au vote populaire joue-t-elle sur cet équilibre? Depuis Platon revient l’idée selon laquelle la législatio­n serait meilleure si on la confiait à des «experts» (notion qui reste à circonscri­re) et la soustrayai­t au débat politique, qui serait irrationne­l par essence. La question est particuliè­rement sensible en Suisse, où un troisième «pouvoir» intervient dans le processus législatif, à savoir le peuple. Peut-être, fondamenta­lement, le parlement suisse se sent-il une sorte d’intermédia­ire entre les experts ou la science, et le peuple, et peut-être ce facteur explique-t-il l’équilibre qu’il parvient à maintenir dans son art de légiférer. ▅

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(DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS) Robert Roth, professeur honoraire à l’Université de Genève, spécialist­e des sanctions pénales et de la justice pénale internatio­nale.

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