Entre Paris et Berlin, l’urgence d’un projet européen commun
Pour la première fois depuis l’entrée en vigueur de l’accord de divorce avec le Royaume-Uni le 31 janvier, les Vingt-Sept se retrouvent ce jeudi à Bruxelles pour négocier le budget communautaire 2021-2027. Une première bataille, qui en préfigure d’autres
Il faut le redire: l’Union européenne post-Brexit est condamnée à patiner, voire à se déliter, si la France et l’Allemagne n’en reprennent pas conjointement les rênes. A force d’être grippé, le moteur franco-allemand, si critiqué mais si nécessaire, est en effet aujourd’hui au point mort. Or un élan conjoint est indispensable pour éviter que la Commission dirigée par Ursula von der Leyen ne se retrouve rapidement enlisée dans une guerre de tranchées face à un bloc de pays «récalcitrants» emmenés par le hongrois Viktor Orban.
Cet élan impose un effort particulier à Angela Merkel, dont la position a été rendue plus compliquée encore par la démission récente de son ex-dauphine, Annegret Kramp-Karrenbauer. La chancelière allemande qui présidera l’UE entre juillet et décembre 2020, joue son héritage politique sur fond de montée inquiétante de l’extrême droite. Mais elle a aussi, vis-àvis de l’Union européenne, une obligation. Veut-elle rester dans l’histoire comme la «dame de fer» qui, lors de la crise financière de 2008-2010, aura imposé, au nom de la sacro-sainte stabilité de l’euro, les plans de sauvetage si controversés dans les pays d’Europe du Sud? N’aspire-t-elle pas à une autre légende que celle tissée par son soutien indéfectible à son industrie automobile? Ces questions doivent lui être posées sans fard par Emmanuel Macron, avec lequel le manque de complicité est évident.
Le jeune président français est trop grandiloquent. Trop peu soucieux aussi, pour Berlin, de la sensibilité des «petits» Etats membres.
Mais Macron, dont personne ne peut contester la volonté réformatrice en France, a raison sur un point: il faut aller vite maintenant que les Anglais sont partis. Un édifice ébranlé par un tremblement de terre – et le Brexit en est un pour l’UE – court le risque de s’effondrer si l’on ne renforce pas immédiatement ses superstructures.
Du côté de l’Elysée, ce moment postBrexit doit aussi imposer des concessions. Emmanuel Macron le fonceur, le défenseur de la souveraineté industrielle et numérique européenne, doit se muer en bâtisseur. Il lui faut consolider la digue communautaire avant les coups de boutoir qu’un Donald Trump réélu portera sans tarder au marché unique, avec peut-être le concours du Britannique Boris Johnson. L’urgence européenne est de mise entre Paris et Berlin. L’ignorer serait, dans ces deux capitales, une faute politique majeure.
Le moteur franco-allemand est au point mort
La force des chiffres est souvent de ramener l’Union européenne à la réalité. Ce jeudi, lors de leur sommet extraordinaire consacré à Bruxelles aux négociations sur le budget communautaire 2021-2027, les dirigeants des 27 pays membres de l’UE en auront un en tête: 75 milliards d’euros. Soit le manque à gagner représenté par la perte de la contribution du Royaume-Uni, même si Londres continuera d’honorer ses engagements budgétaires passés, comme le prévoit l’accord de divorce entré en vigueur le 31 janvier.
«Le nerf de la guerre»
75 milliards: moins de 10% de l’enveloppe en discussion de 1095 milliards d’euros, soit 1,074% du revenu national brut des Vingt-Sept, contre 960 milliards d’euros d’engagements pour la période 2014-2020. Sauf que la disparition d’un pays membre comme le Royaume-Uni risque, d’emblée, de précipiter des discussions budgétaires empoisonnées comme sur la politique agricole commune, ou sur les fonds de cohésion (environ 300 milliards d’euros) dont bénéficient surtout les nouveaux pays membres entrés en 2004: «Le budget, c’est le nerf de la guerre et de l’unité, confirme l’ancien eurodéputé français Alain Lamassoure, qui présida jusqu’en 2014 la Commission des affaires budgétaires au Parlement de Strasbourg. Si vous n’êtes pas d’accord sur la façon dont l’UE doit dépenser, cela veut souvent dire que vous divergez sur beaucoup de sujets.» Or le signal d’alarme vient d’être tiré dans une tribune publiée dans le Financial Times par les chefs de gouvernement de l’Autriche, des Pays-Bas, de la Suède et du Danemark. Pas question, disent ceux qui se sont baptisés «les quatre frugaux», de dépenser plus de 1% du revenu national brut des pays membres pour l’Union: «On sort d’un divorce en se serrant la ceinture. C’est quand même très risqué à l’heure où l’Europe a besoin de regagner du terrain et d’investir, note le sénateur français André Gattolin, membre de la Commission du Sénat pour les affaires européennes. Le budget, c’est l’ambition européenne. Sans force de frappe budgétaire, l’UE va se retrouver mal équipée face aux offensives technologiques chinoises et américaines.»
Ces soustractions cachent d’autres batailles, plus inquiétantes encore. La première, qui n’est pas une confrontation mais plutôt une absence de projet commun, concerne la France et l’Allemagne. «Il est urgent pour Paris et Berlin de s’entendre sur une plateforme commune. L’UE postBrexit peut encore moins qu’avant progresser sans rallumer le moteur franco-allemand», juge l’ex-eurodéputé Jean-Louis Bourlanges. Or les deux capitales préfèrent pour l’heure mettre en avant leurs réalisations concrètes. Le 23 janvier, la création d’un fonds franco-allemand pour l’innovation dans le secteur de la défense a été mise en avant. Mais une autre question, bien plus délicate, brouille les ondes entre les Etats-Majors de l’armée française et de la Bundeswehr: le besoin d’une participation européenne accrue à l’opération Barkhane au Sahel où Paris a décidé d’envoyer 600 soldats de plus (ils sont désormais environ 5000, déployés à partir du Burkina Faso, au Mali et au Niger). La France attend aussi de ses partenaires l’envoi de contingents aguerris pour rejoindre l’opération Takuba de forces spéciales européennes pour mieux cibler les têtes de réseaux djihadistes: «Macron en a parlé en Pologne lors de son déplacement à Varsovie début février, confirme un officier. Mais rien ne vient.» Et pour cause: les pays du groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie) sont tentés de monnayer leur soutien. Ils présenteront ce jeudi un contre-projet de «superbudget» communautaire surtout conçu pour… les aider. «Le chantage, ils connaissent. C’est ce que pratique chaque jour Viktor Orban dans son pays», s’énerve un ministre belge.
Une nouvelle épreuve ne va pas tarder à arriver
Il ne s’agit pas, après le Brexit britannique, de réinventer l’Union européenne. L’offensive de la Commission sur le réchauffement climatique ou le numérique (lire en page 13) démontre que la volonté est toujours là. «Il s’agit de trouver les bons points d’équilibre. Les pays d’Europe centrale estiment que c’est le moment ou jamais, pour eux, de se faire entendre et il va falloir leur apporter des réponses», anticipe Béatrice Giblin, de la revue de géopolitique Hérodote. D’autant qu’une nouvelle épreuve ne va pas tarder à arriver: celle de la crise latente des migrants. Jusque-là, la Grèce a demandé en vain une aide d’urgence pour ses «hotspots», tandis que la situation dégénère dans ses îles d’accueil, comme le raconte Jean Ziegler dans son dernier livre Lesbos, la honte de l’Europe. C’est en marsavril que la Commission européenne doit proposer un nouveau mécanisme de solidarité pour l’accueil, sans quotas. Les pays qui refusent les migrants seront appelés à financer davantage l’agence Frontex de protection des frontières extérieures, et à organiser davantage de vols de renvoi vers les pays d’origine. Les Britanniques ont quitté une UE en crise. Leur départ, sur ces sujets, n’a rien résolu. ▅