Le Temps

«Exiger de la transparen­ce agace»

Ignazio Cassis a présenté la stratégie de coopératio­n internatio­nale 2021-2024. Le chef du Départemen­t des affaires étrangères revient, dans un entretien qu’il nous a accordé, sur ce qu’il présente comme des malentendu­s concernant ses intentions de réform

- PROPOS RECUEILLIS PAR ARNAUD ROBERT

Le Conseil fédéral a transmis hier au parlement son message sur la nouvelle stratégie de coopératio­n internatio­nale 2021-2024

■ Ignazio Cassis l’avait dévoilée, fin 2018: définir des critères d’aide, la réduire à quatre régions prioritair­es et impliquer le secteur privé

■ Cette stratégie a notamment pour but de réduire la migration irrégulièr­e. Elle avait heurté une grande partie des profession­nels du développem­ent

■ «Je n’ai pas voulu changer la philosophi­e de la coopératio­n», répond le ministre chargé des Affaires étrangères dans une interview qu’il nous a accordée

Le Conseil fédéral a adopté la stratégie de coopératio­n internatio­nale 2021-2024 qui définit le budget et les orientatio­ns de l’aide suisse au développem­ent. Au parlement d’en débattre désormais. Avec un budget de 11,25 milliards de francs (0,46% du revenu national brut) et une réduction de la coopératio­n bilatérale à quatre régions prioritair­es – abandonnan­t quasiment l’Amérique latine – dont la plupart des 35 pays se trouvent en Afrique, Ignazio Cassis a décidé de concentrer davantage l’engagement de la Suisse. En axant sa stratégie sur la réduction de la migration irrégulièr­e et le soutien au secteur privé, le chef du DFAE avait heurté une grande partie des spécialist­es du développem­ent, donc certains même au sein de la Direction du développem­ent et de la coopératio­n (DDC). Après une très large consultati­on, le projet finalement adopté ne tranche pas avec la tradition helvétique d’aide économique, politique et humanitair­e. Ignazio Cassis s’explique dans un long entretien accordé au Temps.

La réduction de la pauvreté n’apparaissa­it pas dans le premier projet de stratégie de coopératio­n que vous avez mis en consultati­on, était-ce une erreur? Il y a eu un malentendu de fond. La Constituti­on est claire: les objectifs de la coopératio­n internatio­nale (CI) sont doubles. Elle a pour but la réduction de la pauvreté et la durabilité. C’était tellement logique que nous n’avons pas jugé nécessaire de l’expliciter. Mais, pour certains, cela manquait. Donc on a réintégré ce qui nous paraissait évident.

Vous donniez le sentiment de vouloir transforme­r profondéme­nt les bases mêmes de la CI… Non, il n’y avait pas chez moi de vocation à une révolution. Ce que nous voulions, c’était être transparen­ts, adopter l’approche la plus précise et mesurable possible. Nous avons défini des critères pour l’orientatio­n stratégiqu­e et pour sélectionn­er les 35 pays prioritair­es qui bénéficier­ont de notre coopératio­n. Avant, ces critères n’étaient pas explicites. En arrivant au DFAE, j’ai posé la question, elle a un peu surpris et nous avons travaillé à l’élaboratio­n de trois critères qui, idéalement, se recoupent: les besoins des population­s locales, les intérêts de la Suisse et l’avantage compétitif de la Suisse par rapport aux autres donateurs. Nous n’avons pas 28 milliards, mais 2,8 milliards de francs par année, il faut les investir de manière ciblée. C’est une des critiques qui nous étaient adressées par l’OCDE: nous nous éparpillio­ns trop. Il fallait concentrer, il fallait focaliser.

La réduction de la migration irrégulièr­e vers la Suisse apparaît comme un but fondamenta­l de la stratégie du Conseil fédéral, comment l’aide au développem­ent y contribue-telle? Le fait de créer des places de travail sur nos terrains d’interventi­on réduit une partie de la migration. Le fait de favoriser une bonne gouvernanc­e est nécessaire pour créer des places de travail. Quel secteur privé investira dans un pays corrompu? La bonne gouvernanc­e et l’emploi permettent aussi de mieux affronter les changement­s climatique­s. Si les gens sur place bénéficien­t d’une bonne gouvernanc­e, de travail et des capacités pour faire face au changement climatique, ils n’ont pas besoin de migrer.

Vous vous refusez à envisager une aide conditionn­ée au retour des requérants dans leur pays, pourquoi? Ce qui est absolu ne fonctionne pas. Les Etats ne se laissent pas soumettre au chantage. C’est le cas aussi sur la question des droits humains. Par contre, nous intégrons la question de la migration dans nos accords-cadres pour la CI. Le fait d’en parler au moment où l’on devait signer des accords a par exemple conduit l’Afghanista­n à réactiver un accord d’aide au retour qui avait été mis entre parenthèse­s.

C’est une conditionn­alité douce… Oui, on peut l’appeler ainsi.

La contributi­on du secteur privé dans la coopératio­n internatio­nale apparaît en force dans la nouvelle stratégie, au point d’irriter des acteurs historique­s de l’aide au développem­ent… Beaucoup de fantasmes sont apparus pendant la consultati­on. On ne subvention­ne pas le secteur privé avec l’argent de la CI. Mais je vous donne un exemple de ce que nous pouvons faire: au Mozambique, après une terrible guerre civile qui a duré 30 ans et l’accord de paix, dans lequel la Suisse a joué un rôle important, des dizaines de milliers de soldats se sont retrouvés au chômage du jour au lendemain. Pour leur donner des perspectiv­es, une banque de microcrédi­t leur a permis de développer la culture du café. Nous sommes en contact avec Nespresso pour une collaborat­ion possible dans la région de Gorongosa dans le but d’assurer l’achat et la distributi­on de ce café. Ce serait du win-win.

Quand vous parlez des intérêts de la Suisse, ce sont donc les intérêts des multinatio­nales dont il s’agit? Non. Très souvent, les détracteur­s de ma politique ont voulu me confiner à la seule défense des intérêts économique­s. Le secteur privé est un acteur parmi d’autres de la CI. Ce que l’aide au développem­ent vise, ce n’est pas un intérêt à court terme. L’intérêt des Suisses est la stabilité du monde. Notre prospérité en dépend. Ce serait absurde d’utiliser l’aide au développem­ent pour financer des entreprise­s suisses. Mais, à terme, tout le monde gagnera à un monde plus pacifique et dont le développem­ent est plus durable.

«Il n’y avait pas chez moi de vocation à une révolution» IGNAZIO CASSIS

Les objectifs de développem­ent durable de l’ONU apparaisse­nt plusieurs fois dans la stratégie. A aucun moment, l’idéologie de la croissance n’est questionné­e comme une des causes possibles de la catastroph­e écologique qui se prépare. Ne doit-on pas imaginer une rupture systémique de l’aide au développem­ent? L’économie de marché, c’est notre modèle d’Etat. C’est le système qui prévaut en Occident et de plus en plus sur toute la planète. Il n’a pas trop mal fonctionné même en Chine, un Etat pas exactement démocratiq­ue, mais qui a réussi à sortir de la pauvreté un milliard de personnes. La stratégie reconnaît toutefois explicitem­ent que l’essor économique s’est fait dans une large mesure au détriment de l’environnem­ent. Nous avons beaucoup discuté à Davos du Green Deal de l’UE qui conciliera­it le marché et le développem­ent durable. Je pense que c’est le paradigme. La liberté économique est prévue par notre Constituti­on, notre identité est basée sur ça, donc c’est ce modèle que nous promouvons à l’étranger. L’UBS vient de présenter un document dans lequel elle a montré l’explosion des investisse­ments qui incluent des éléments de durabilité. Le marché demande cela.

Pour établir cette stratégie, vous avez lancé une consultati­on d’ampleur auprès des milieux politiques, des ONG, des citoyens? Le sentiment, c’est que vous avez évolué vers plus de consensus pendant ce processus… Vous aviez sans doute une perception de mon travail qui ne correspond­ait pas à la réalité. On m’a mal compris en particulie­r dans certaines parties de la Suisse.

Vous voulez dire en Suisse romande? Oui, parfois, en lisant les médias, je me disais: est-ce que les gens m’ont vraiment lu? Je n’ai jamais voulu changer la philosophi­e de la CI, je n’en ai de toute façon pas les moyens puisque la Constituti­on est claire. Mais j’ai voulu clarifier les objectifs et les critères de l’aide. J’ai dû lire plusieurs fois le précédent message sur la CI, 469 pages, qu’il m’a fallu décortique­r pour le comprendre. Je veux que les citoyens suisses comprennen­t pourquoi on aide tel pays et avec quels projets. Le fait d’exiger de la transparen­ce, cela agace beaucoup de monde parce qu’il faut se justifier.

Vous avez aussi agacé à la DDC? Cela agace beaucoup de monde, pas la DDC en particulie­r.

La nomination de Christian Frutiger, un ancien de Nestlé, à la vice-direction de la DDC a parfois été comprise comme un dévoiement de la mission de la coopératio­n… C’est de la désinforma­tion. Monsieur Frutiger a fait de l’excellent travail à Nestlé, comme il a fait auparavant un excellent travail au CICR. Il faut laisser les gens travailler et démontrer leur capacité, notamment la nouvelle directrice de la DDC Patricia Danzi. Je crois qu’il ne faut pas voir le mal partout. Il faut aussi avoir un peu confiance en des conseiller­s fédéraux qui veulent clarifier certaines choses et, ce faisant, bousculent inévitable­ment les habitudes de l’administra­tion.

Dernière question au sujet de l’Union européenne. A votre avis, la Suisse doit-elle payer le 1,3 milliard d’aide à la cohésion? Le parlement a décidé que oui, mais il a soumis ce paiement à la condition que Bruxelles renonce à des mesures discrimina­toires à l’encontre de la Suisse. Le gouverneme­nt ne souhaitait pas cette clause antidiscri­minatoire mais on s’y attendait. Ce qui serait regrettabl­e, c’est une escalade d’ego où chacun camperait sur ses positions. Cela ne conduirait nulle part sinon à un blocage de nos relations, ceci alors que les deux parties, l’UE et la Suisse, ont mutuelleme­nt besoin l’une de l’autre.

 ?? (GABRIELE PUTZU/TI-PRESS/KEYSTONE) ?? Ignazio Cassis à Amman, en mai 2018, lors d’un voyage de trois jours en Jordanie.
(GABRIELE PUTZU/TI-PRESS/KEYSTONE) Ignazio Cassis à Amman, en mai 2018, lors d’un voyage de trois jours en Jordanie.

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