Le Temps

Tuer l’ENA en sauvant les énarques

- RICHARD WERLY @LTwerly

Avis aux pays émergents et aux Etats «faillis»: la grande braderie des énarques français a commencé. Rien de plus facile donc, pour ces capitales d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine à la recherche d’une haute administra­tion de qualité, que de frapper à la porte. La France en transforma­tion d’Emmanuel Macron aura bientôt des énarques à revendre, puisque leur école créée au sortir de la guerre, en 1945, est appelée à disparaîtr­e, selon le rapport rendu mercredi par Frédéric Thiriez, ancien président de la Ligue de football profession­nel.

L’intéressé, lui-même diplômé de l’ENA (Promotion André Malraux, 1977) et haut fonctionna­ire, a donné le coup d’envoi d’une future disparitio­n de ces «énarques» qu’une partie de la population française aime haïr en leur reprochant à peu près tout: d’avoir mis la République à leur service, de tout transforme­r en statistiqu­es et en concepts, de dominer la vie politique, de profiter d’un «pantouflag­e» (lorsqu’ils partent dans le secteur privé sans perdre leurs avantages de fonctionna­ires) très confortabl­e… Place, donc, à une formation hybride où toutes les grandes écoles se verront à l’avenir dotées d’une partie d’enseigneme­nt et de stage de terrain consacrée à la vie publique. Et oublié le fameux «grand oral» de culture générale qui, lors du concours final de l’Ecole nationale d’administra­tion et selon la légende, consacrait l’art de ces élèves surdoués de dire à peu près tout sur tout.

Faut-il s’en réjouir? Pas si sûr. Car derrière les maux reprochés à l’ENA se cachent surtout les failles béantes du modèle français. Tout correspond­ant étranger en France au contact du monde politique et économique vous dira qu’il a rencontré de nombreux énarques compétents, soucieux du service public, et fort bien outillés pour diriger un Etat, ce qui devrait les rendre fort précieux sous d’autres latitudes. L’énarque, contrairem­ent à sa réputation, n’est pas un animal de salon avant tout soucieux de sa carrière. Notre talentueux romancier genevois Metin Arditi me faisait encore remarquer, ces jours-ci, la qualité de la haute fonction publique française dans un monde où le sens de l’Etat et du service public se délite sous les coups de boutoir des populismes. Le drame est celui de cette France qui s’est approprié l’ENA au fil des décennies. Cette France avant tout issue des métropoles, dont les parents euxmêmes hauts fonctionna­ires ont d’emblée formaté leurs enfants. Cette France parisienne et aristocrat­ique où le sens de l’héritage piétine le talent et la méritocrat­ie. Cette France qui s’est coupée de ses territoire­s, dédaignant l’ascenseur social pour fonctionne­r en silo. «La question n’est pas de savoir si l’ENA est le problème, mais pourquoi elle l’est devenue», me lâchait il y a quelques jours, attablé dans un café voisin du prestigieu­x Conseil d’Etat, un énarque tout juste retraité…

Or la réponse est simple. L’ENA est devenue une écurie alors qu’elle devait être un potager. Jadis, lorsque Michel Debré supervisa la création de cette école à la demande du gouverneme­nt provisoire du général de Gaulle pour – selon l’historique officiel de l’école – «refondre la machine administra­tive française, principale­ment en démocratis­ant le recrutemen­t des hauts fonctionna­ires d’Etat, grâce à la mise en place d’un concours d’accès unique à la fonction publique», l’objectif était de rendre l’administra­tion française féconde. Qu’importe la catégorie dans laquelle les élèves, en fonction de leur classement, se retrouvaie­nt ensuite. L’Inspection des finances, le Conseil d’Etat, la Cour des comptes, le Ministère des affaires étrangères ou la préfectora­le avaient chacun un objectif commun: réinventer cette République mise à genoux par la reddition du régime de Vichy. Certains énarques furent de grands planificat­eurs. D’autres de grands administra­teurs. D’autres de grands banquiers. Mais ils ne monopolisa­ient pas le pouvoir et les cercles de pouvoir. L’ENA s’est discrédité­e, et les énarques avec, en asphyxiant l’Etat français à force de prébendes et de passe-droits.

La France a besoin d’énarques car ce pays est taillé pour eux. Ils en sont le produit. L’administra­tion française est un dédale dont il faut maîtriser les codes et ces strates-là ne disparaîtr­ont pas en supprimant l’ENA. Inutile d’aller chercher en Suisse, en Allemagne ou au RoyaumeUni d’autres exemples de recrutemen­t des «grands corps». L’ADN français est celui de la technocrat­ie. Il ne changera pas. Les hauts fonctionna­ires sont les garants de l’intérêt général. Tuer l’ENA en sauvant les énarques: voilà le bon combat.

L’ENA est devenue une écurie alors qu’elle devait être un potager

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