Tuer l’ENA en sauvant les énarques
Avis aux pays émergents et aux Etats «faillis»: la grande braderie des énarques français a commencé. Rien de plus facile donc, pour ces capitales d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine à la recherche d’une haute administration de qualité, que de frapper à la porte. La France en transformation d’Emmanuel Macron aura bientôt des énarques à revendre, puisque leur école créée au sortir de la guerre, en 1945, est appelée à disparaître, selon le rapport rendu mercredi par Frédéric Thiriez, ancien président de la Ligue de football professionnel.
L’intéressé, lui-même diplômé de l’ENA (Promotion André Malraux, 1977) et haut fonctionnaire, a donné le coup d’envoi d’une future disparition de ces «énarques» qu’une partie de la population française aime haïr en leur reprochant à peu près tout: d’avoir mis la République à leur service, de tout transformer en statistiques et en concepts, de dominer la vie politique, de profiter d’un «pantouflage» (lorsqu’ils partent dans le secteur privé sans perdre leurs avantages de fonctionnaires) très confortable… Place, donc, à une formation hybride où toutes les grandes écoles se verront à l’avenir dotées d’une partie d’enseignement et de stage de terrain consacrée à la vie publique. Et oublié le fameux «grand oral» de culture générale qui, lors du concours final de l’Ecole nationale d’administration et selon la légende, consacrait l’art de ces élèves surdoués de dire à peu près tout sur tout.
Faut-il s’en réjouir? Pas si sûr. Car derrière les maux reprochés à l’ENA se cachent surtout les failles béantes du modèle français. Tout correspondant étranger en France au contact du monde politique et économique vous dira qu’il a rencontré de nombreux énarques compétents, soucieux du service public, et fort bien outillés pour diriger un Etat, ce qui devrait les rendre fort précieux sous d’autres latitudes. L’énarque, contrairement à sa réputation, n’est pas un animal de salon avant tout soucieux de sa carrière. Notre talentueux romancier genevois Metin Arditi me faisait encore remarquer, ces jours-ci, la qualité de la haute fonction publique française dans un monde où le sens de l’Etat et du service public se délite sous les coups de boutoir des populismes. Le drame est celui de cette France qui s’est approprié l’ENA au fil des décennies. Cette France avant tout issue des métropoles, dont les parents euxmêmes hauts fonctionnaires ont d’emblée formaté leurs enfants. Cette France parisienne et aristocratique où le sens de l’héritage piétine le talent et la méritocratie. Cette France qui s’est coupée de ses territoires, dédaignant l’ascenseur social pour fonctionner en silo. «La question n’est pas de savoir si l’ENA est le problème, mais pourquoi elle l’est devenue», me lâchait il y a quelques jours, attablé dans un café voisin du prestigieux Conseil d’Etat, un énarque tout juste retraité…
Or la réponse est simple. L’ENA est devenue une écurie alors qu’elle devait être un potager. Jadis, lorsque Michel Debré supervisa la création de cette école à la demande du gouvernement provisoire du général de Gaulle pour – selon l’historique officiel de l’école – «refondre la machine administrative française, principalement en démocratisant le recrutement des hauts fonctionnaires d’Etat, grâce à la mise en place d’un concours d’accès unique à la fonction publique», l’objectif était de rendre l’administration française féconde. Qu’importe la catégorie dans laquelle les élèves, en fonction de leur classement, se retrouvaient ensuite. L’Inspection des finances, le Conseil d’Etat, la Cour des comptes, le Ministère des affaires étrangères ou la préfectorale avaient chacun un objectif commun: réinventer cette République mise à genoux par la reddition du régime de Vichy. Certains énarques furent de grands planificateurs. D’autres de grands administrateurs. D’autres de grands banquiers. Mais ils ne monopolisaient pas le pouvoir et les cercles de pouvoir. L’ENA s’est discréditée, et les énarques avec, en asphyxiant l’Etat français à force de prébendes et de passe-droits.
La France a besoin d’énarques car ce pays est taillé pour eux. Ils en sont le produit. L’administration française est un dédale dont il faut maîtriser les codes et ces strates-là ne disparaîtront pas en supprimant l’ENA. Inutile d’aller chercher en Suisse, en Allemagne ou au RoyaumeUni d’autres exemples de recrutement des «grands corps». L’ADN français est celui de la technocratie. Il ne changera pas. Les hauts fonctionnaires sont les garants de l’intérêt général. Tuer l’ENA en sauvant les énarques: voilà le bon combat.
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L’ENA est devenue une écurie alors qu’elle devait être un potager