Mouvements: la Comco déplore le «manque de coopération» de Swatch Group
Alors que le conflit sur les mouvements mécaniques se durcit, le directeur du secrétariat de la Commission de la concurrence, Patrik Ducrey, réfute les allégations de Swatch Group quant à d’éventuelles «influences» sur ses décisions. Il regrette le manque
Austère et massif. Le quartier général de la Commission de la concurrence (Comco), à Berne, est comme on l'imagine. Au troisième étage, le directeur du secrétariat, Patrik Ducrey, nous reçoit dans un vaste bureau peu décoré – avec, au poignet, une belle montre mécanique suisse dont le calibre ne provient pas de chez Swatch Group.
L'affaire qui l'occupe ces temps parle justement de cela. C'est le volumineux dossier des mouvements mécaniques, les «coeurs» qui font tourner les aiguilles d'une montre. Le cas remonte à plus de dix ans lorsque, en 2009, Nicolas Hayek Sr avait annoncé son intention de choisir à qui il entendait vendre les mouvements mécaniques fabriqués par sa filiale ETA. Etant en situation de monopole, il avait contacté la Comco pour trouver un moyen d'arriver à ses fins.
Accord «exemplaire»
L'accord signé en 2013 – qualifié d'«exemplaire, peut-être d'unique au monde» par Patrik Ducrey – devait théoriquement régler tous les problèmes: Swatch Group s'engageait à réduire progressivement les quantités de mouvements livrés chaque année jusqu'en 2019, ce qui laissait six ans au paysage industriel horloger pour se réorganiser et laisser grandir des alternatives à ETA.
Verdict: ETA produit aujourd'hui plusieurs millions de calibres mais l'essentiel va aux 17 marques du groupe biennois. En 2019, ETA dit n'en avoir livré qu'environ 500 000 à des marques tierces contre 2 millions en 2013. En face, le concurrent devenu le plus fort est le fabricant chaux-defonnier indépendant Sellita, qui commercialise, lui, environ 1,2 million de mouvements par année.
En apparence, l'accord de 2013 a donc rempli ses promesses. Swatch Group est convaincu que la concurrence a eu le temps de s'adapter et qu'il faut maintenant lui laisser les coudées franches. Fin 2019, le groupe biennois prévoyait d'ailleurs d'être libre de toutes conditions.
Une étude de terrain pour vérifier
Mais la Comco a eu des doutes et a voulu aller tâter le terrain. Elle en avait toute latitude puisqu'une clause stipulait qu'une nouvelle étude pouvait, si besoin, être réalisée avant la fin de l'accord afin d'évaluer l'état du marché, pour vérifier si ce dernier avait évolué comme prévu et si des alternatives crédibles à ETA avaient vu le jour.
L'autorité de la concurrence a donc lancé cet important chantier en 2018 mais cette réévaluation du marché a pris plus de temps que prévu. Durant l'été 2019, cette dernière a compris qu'elle n'allait pas pouvoir trancher avant la fin de l'accord prévu le 31 décembre 2019. Conséquence, la Comco a pris les mesures provisionnelles annoncées le 19 décembre dernier: suspension des livraisons d'ETA avec exceptions pour les PME (la Comco jugeant en fait que les mouvements étaient assez nombreux dans les stocks et sur le marché gris pour que l'industrie tienne jusqu'à la décision finale). Swatch Group s'y est opposé devant le Tribunal administratif fédéral en début d'année, mais ce dernier n'a pas encore tranché.
Pourquoi, en 2018, avoir mandaté cette étude du marché des mouvements horlogers? L'accord de 2013 contraignait Swatch Group de deux façons: une obligation de livrer les mouvements (pour protéger les fabricants de montres qui les achetaient), mais également une restriction (ne pas livrer trop de mouvements, pour protéger les producteurs alternatifs comme Soprod ou Sellita qui devaient monter en puissance). Cela représente beaucoup d'entreprises concernées et nous voulions avoir l''opinion de toutes pour savoir si l'accord de 2013 avait porté ses fruits. Nous avons signalé, en 2018, que nous allions réévaluer la situation de façon tout à fait transparente. Or, Swatch Group s'est montré très surpris par l'annonce de cette nouvelle analyse car ils semblaient estimer que la situation avait évolué comme prévu et que l'on pouvait mettre fin à l'accord. Mais vous comprenez bien que l'on ne peut pas se baser que sur l'opinion d'une partie pour prendre une telle décision. Nous avons besoin de chiffres et devons entendre tous les acteurs de l'industrie.
«Le fait que Sellita ait rejoint la procédure ne l’a pas accélérée. Mais, dès le début, Swatch Group n’a pas vraiment coopéré»
Pourquoi cette étude a-t-elle pris tant de retard? Est-ce parce que Sellita a demandé à rejoindre la procédure fin 2018? Le fait que Sellita ait rejoint la procédure ne l'a pas accélérée. Mais, dès le début, Swatch Group n'a pas vraiment coopéré. Ses représentants nous ont par exemple demandé d'interroger un grand nombre d'entreprises, sans nous fournir une liste à jour des clients d'ETA. Avec les allers-retours, il a fallu un mois rien que pour obtenir une liste fiable. Ensuite, en décembre 2018, nous avons envoyé des questionnaires à plus de 150 entreprises, mais un grand nombre d'entre elles n'y ont répondu que partiellement. Il a donc fallu les rappeler pour compléter ces questionnaires. Quand, en juillet 2019, nous avons réalisé que cela prendrait plus de temps que prévu, nous avons immédiatement contacté Swatch Group.
Vous faites allusion à cette séance du 27 août 2019 durant laquelle vous avez averti Swatch Group que l’accord de 2013 allait peut-être devoir se prolonger? Oui. Nous avons informé leur service juridique que l'on ne serait pas en mesure de prendre notre décision dans les temps. Nous leur avons présenté notre vision et ils avaient la possibilité de formuler des mesures provisionnelles acceptables pour eux. Nous n'avons pas trouvé de terrain d'entente et leur avons communiqué, début septembre, les mesures qu'on estimait nécessaires, soit la suspension des livraisons de mouvements à l'exception des PME. Ensuite, nous avons rédigé un projet de décision allant dans ce sens et le leur avons soumis début octobre. Ils ont répondu fin octobre qu'ils n'étaient pas d'accord mais cela n'a rien changé. En fin de compte, la décision a été communiquée publiquement le 19 décembre mais Swatch Group savait depuis fin août que ce scénario était le plus vraisemblable. Je ne comprends donc pas leur surprise.
Swatch Group se plaint de cette décision puisque avec les délais dont ETA dit avoir besoin (six mois) pour s’occuper de ses commandes, cela rend la livraison de mouvements durant le premier semestre 2020 impossible… C'est l'interprétation de Swatch Group. Ce n'est pas la nôtre. D'abord parce que nous avons bien précisé qu'ils pouvaient livrer à des PME – entreprises ayant jusqu'à 250 employés et ne faisant pas partie d'un groupe horloger. Ensuite parce qu'ils prétendent qu'ETA a besoin de six mois pour prendre les commandes et effectuer les livraisons. De notre côté, nous estimons que cette règle des six mois n'est pas absolue. Si une marque du Swatch Group a vraiment besoin de mouvements, j'imagine qu'ETA est capable de les fournir bien plus vite…
A vous entendre, on pourrait croire que Swatch Group a délibérément fait traîner le dossier entre août et décembre 2019 et a invoqué ce délai de six mois pour prendre l’industrie horlogère en otage dans le conflit qui l’oppose à vous. Votre interprétation a en effet une certaine logique. Mais en tant que directeur de la Comco, je ne peux pas la commenter.
Swatch Group a porté plainte auprès du Tribunal administratif fédéral contre cette décision. Vous devez prendre position d’ici au 25 février. Qu’allez-vous répondre? Toujours la même chose: nos mesures provisionnelles doivent être maintenues le temps que nous réalisions notre étude.
Quand sera-t-elle prête? Bientôt. Nous allons envoyer nos conclusions à Swatch Group et à Sellita – qui s'est également constitué partie prenante à ce dossier – au printemps. Une décision finale devrait être prise par la Comco avant les vacances d'été 2020.
«Libre à Swatch Group de publier un communiqué tendancieux, cela ne va rien changer à notre fonctionnement»
Quels sont les scénarios? Le résultat de l'analyse étant ouvert, il y a théoriquement trois scénarios. Soit la Commission aboutit à la conclusion que le marché est équilibré et Swatch
Group n’a alors plus d’obligation. Soit le marché n’est pas encore prêt et nous devons continuer de protéger les producteurs de montres (en forçant Swatch Group à livrer ses mouvements) et/ou les producteurs de mouvements (en forçant Swatch Group à limiter ses livraisons).
Dans un communiqué du 18 décembre, Swatch Group écrit: «On peut se demander si le secrétariat de la Comco est influençable ou même sous influence – et s’il prend ses décisions encore en toute indépendance» en faisant allusion au fabricant de mouvements Sellita qui, de fait, profite de la situation. Etes-vous sous l'influence de Sellita? Bien sûr que non. Nous ne protégeons que la concurrence, rien ni personne d’autre. S’ils ont vraiment des preuves qui indiquent que la Comco est sous influence, ils ont la liberté de les présenter et de nous demander de nous récuser. Tout le reste n’est qu’allégations. Libre à Swatch Group de publier un communiqué tendancieux, cela ne va rien changer à notre fonctionnement. La Comco est une autorité, elle n’a ni émotions ni rancune.
Au-delà des mouvements… En fin de compte, Swatch Group, par le biais de son autre filiale Nivarox, occupe toujours une position monopolistique quant aux composants de l’organe réglant (en particulier les spiraux, qui règlent les mouvements). Sellita, par exemple, ne peut pas fabriquer de mouvements sans les assortiments de Nivarox. De fait, même si la concurrence sur le marché des mouvements s’améliore, n’y aura-t-il pas toujours un biais en faveur de Swatch Group dans cette industrie? Si, peut-être. Il est d’ailleurs possible qu’une fois avoir terminé cette procédure sur les mouvements, nous en ouvrions une autre sur les assortiments car Swatch Group n’a jamais caché sa volonté, un jour, d’arrêter également d’en livrer à des tiers.
A d’autres niveaux aussi. L’un des seuls fabricants d’huiles horlogères, Moebius, est également en mains de Swatch Group. Oui, nous savons qu’il y a parfois des problèmes de concurrence sur le marché horloger. Mais nous n’avons pas l’impression que Swatch Group fasse tout pour freiner ses concurrents. S’il existait des indices que Swatch Group abuse de sa position, nous ouvririons de nouvelles procédures.
Quel est votre avis sur la proposition du patron de Swatch Group, Nick Hayek, faite en début d’année dans la «NZZ», de livrer cette année au maximum 400 000 mouvements, mais à qui il veut? Il ne s’agit pas d’une proposition formelle. Nous avons demandé aux représentants de Swatch Group s’ils déposaient formellement une telle demande. Ils nous ont répondu qu’elle figurait dans le journal et donc que c’était une demande connue. Mais nous n’avons reçu officiellement aucun document. Je ne m’exprime donc pas sur ce point.
Que pensez-vous du fait que Swatch Group veuille se réserver les «bons» clients de l’industrie – des marques établies qui commandent de grandes quantités de calibres année après année – et laisser les autres marques plus petites et plus précaires à ses concurrents? Nous tenons compte, dans nos réflexions, du fait qu’il y a de grandes différences entre les acheteurs de mouvements. Mais cela ne me surprend pas. C’est ce qu’a toujours déclaré Swatch Group, y compris dans votre propre journal, il y a plus de dix ans.
«Il est d’ailleurs possible qu’une fois avoir terminé cette procédure sur les mouvements, nous en ouvrions une autre sur les assortiments»
Six de vos 55 spécialistes travaillent sur ce dossier. Combien va coûter cette procédure? Et qui va payer? Cela devrait coûter plusieurs centaines de milliers de francs. Si nous aboutissons à la conclusion qu’il n’y a plus besoin de mesures, ce sera à la charge de la Confédération. Si les mesures sont maintenues, ce sera pour Swatch Group.
Selon nos informations, une avocate a d’abord été employée de la Comco mais travaille désormais pour Swatch Group sur ce même dossier. Y voyez-vous un problème? Non, car elle a quitté le secrétariat de la Comco en 2009. Et elle a rejoint Swatch Group en 2012, soit après l’ouverture de la procédure. Elle était collaboratrice scientifique. De ce fait, elle connaît notre mode de fonctionnement mais reste soumise au secret de fonction. Il faut faire la distinction entre le secrétariat, qui est une sorte de Ministère public, et les membres de la Comco, qui sont, eux, les juges qui tranchent les affaires sur la base de nos enquêtes et des prises des position des différentes parties. Donc même si cette avocate avait travaillé sur ce dossier pour le secrétariat à l’époque, elle n’aurait eu aucun impact sur la décision finale prise par la Comco.
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