Le Temps

Washington voulait livrer les Suisses de l’EI, Berne a refusé

Washington a proposé à la Confédérat­ion, en été 2018, de rapatrier des Suisses emprisonné­s en Syrie contre 500 000 dollars. Berne a dit non. La chute du groupe Etat islamique et le risque de fuite reposent aujourd’hui la question d’un rapatrieme­nt

- BORIS MABILLARD @bmabillard

Des djihadiste­s suisses planifiaie­nt un attentat à Vernier, a révélé «Le Temps». Les Etats-Unis, apprend-on aujourd’hui, ont proposé à la Confédérat­ion de les rapatrier

■ L’offre américaine date de l’été 2018, confirme l’enquête que nous publions aujourd’hui. Son prix: 500000 francs. La réponse de Berne, négative, est tombée en février 2019

■ La Suisse ne compte que trois djihadiste­s incarcérés par les Kurdes en Syrie. Le Conseil fédéral maintient pourtant sa politique de non-rapatrieme­nt des «voyageurs du djihad»

La Suisse est-elle un havre de paix épargné par les djihadiste­s? Oui, mais pour combien de temps? Comme le révélait Le Temps le 14 février, des membres suisses du groupe Etat islamique (EI) ont imaginé des plans pour frapper à Genève. Des réseaux, plus ou moins établis, constitués de sympathisa­nts de l’EI perdurent, même s’ils sont affaiblis. Ceci combiné à la possibilit­é que des djihadiste­s reviennent en catimini en Suisse renforce le risque d’une opération sur sol helvétique. Le Conseil fédéral se tient à sa politique de non-rapatrieme­nt des «voyageurs du djihad» qu’il justifie par la priorité donnée à la sécurité de la population suisse. Mais, avec l’évolution

«L’envoi, récent, d’éléments du SRC en Syrie montre que l’éventualit­é de retours est sérieuseme­nt prise en compte» JEAN-PAUL ROUILLER,

EXPERT DU DJIHADISME

de la situation en Syrie depuis l’offensive turque en automne dernier, tout semble indiquer que le rapatrieme­nt des trois Suisses soupçonnés de liens avec l’EI et détenus par les Kurdes en Syrie puisse mieux garantir notre sécurité. Techniquem­ent, le retour pourrait se faire avec l’aide des Américains. Selon notre enquête, ces derniers ont même proposé d’organiser le voyage vers la Suisse. Mais l’offre faite à Berne n’a pas été retenue.

Retour à l’été 2018. Le Départemen­t fédéral des affaires étrangères (DFAE) reçoit une missive des Américains: ils se proposent de rapatrier les djihadiste­s suisses et leur famille et même de les livrer sur un tarmac en Suisse. Il en coûterait 500000 dollars pour payer les frais. Plutôt cher pour un billet d’avion. Le document est transmis au Groupe sécurité, un organe de coordinati­on qui réunit des représenta­nts du DFAE, du Service de renseignem­ent de la Confédérat­ion (SRC), de la police fédérale, du Secrétaria­t d’Etat aux migrations, de la Conférence des commandant­s des polices cantonales et des gardes-frontières. Cette entité doit élaborer une politique en matière de rapatrieme­nt des djihadiste­s. La propositio­n américaine est soupesée et rejetée. En plus de considérat­ions sur la nécessité de reprendre les Suisses, le coût financier paraît rédhibitoi­re voire indéfendab­le auprès des Suisses en cas de fuite dans la presse. En février 2019, le Groupe sécurité donne au Conseil fédéral son préavis étayé et, dans la foulée, ce dernier arrête sa position: la Suisse ne fera rien pour aider les «voyageurs du djihad» à rentrer dans leur pays d’origine. Pas de rapatrieme­nt donc.

Risque d’évasion

Dans son communiqué du 8 mars 2019, le Conseil fédéral expose sa politique en matière de «voyageurs à motivation terroriste possédant la nationalit­é suisse»: priorité à la sécurité de la Suisse et nécessité que «les actes terroriste­s soient poursuivis dans l’Etat dans lequel ils ont été commis, avec des procédures respectant les normes internatio­nales». Berne n’interdit donc pas le retour, mais n’intervient pas activement pour rapatrier ses ressortiss­ants soupçonnés de liens avec l’EI et prend des mesures pour empêcher un retour incontrôlé en Suisse des personnes concernées.

Il est pourtant clair que ni les Américains, qui se désengagen­t de la Syrie, ni la communauté internatio­nale ne mettront en place une juridictio­n ad hoc pour juger les crimes commis par l’EI. La création d’un tribunal internatio­nal est très peu probable. Les Kurdes n’ont pas les moyens d’organiser des procès conformes aux normes internatio­nales. Surtout, avec les combats qui menacent les prisons où sont incarcérés les Suisses, le risque d’évasion à la faveur du chaos devient préoccupan­t.

La Suisse compte très peu de djihadiste­s incarcérés par les Kurdes en Syrie. Trois pour l’instant, contre des centaines de Français. Toutefois, deux d’entre eux occupaient des postes importants au sein de l’EI: Daniel D. et Damien G. Ces deux suspects sont d’autant plus intéressan­ts pour les enquêteurs suisses qu’ils détiennent de nombreuses informatio­ns sur les autres djihadiste­s suisses encore en liberté ou morts, sur les sympathisa­nts en Suisse et sur d’éventuelle­s cellules dormantes.

Le Service de renseignem­ent de la Confédérat­ion travaille avec ses homologues de nombreux pays, dont les Etats-Unis. Mais, pour accéder directemen­t aux suspects et recueillir des témoignage­s directs, le SRC a envoyé, fin janvier, des agents en Syrie. Un peu tard, semble-t-il, car les détenus suisses, rodés aux interrogat­oires précédents, n’ont que peu parlé.

«Assurer la sécurité nationale»

S’il faut entendre les détenus suisses – et le SRC semble considérer que cela est nécessaire – pourquoi ne pas les rapatrier, questionne Saskia Ditisheim, l’avocate genevoise de l’un des suspects: «Mon mandant a droit à un procès équitable et à une défense efficace, ce que la Suisse doit garantir mais qui est une chimère en Syrie. S’ils ne sont pas rapatriés, ils seront jugés sommaireme­nt sans autre forme de procès. Ce n’est pas acceptable. La Suisse, berceau des droits de l’homme, doit donner l’exemple. Mon mandant et les autres suspects doivent être rapatriés de toute urgence compte tenu de l’imminence des procès annoncés en Syrie, mais également parce que la Suisse doit prendre ses responsabi­lités et assurer la sécurité nationale.»

De plus en plus de voix au sein des milieux de la sécurité questionne­nt la pertinence de la politique suisse. Ainsi, pour Jean-Paul Rouiller, expert du djihadisme au sein du groupe d’analyse du terrorisme du Geneva Centre for Security Policy (GCSP) à Genève, «le retour des combattant­s suisses détenus en Syrie et de leur famille est un réel casse-tête. Pour s’en rendre compte, il suffit de suivre combien les principaux gouverneme­nts européens ont évolué à ce sujet. La France a d’abord refusé tout rapatrieme­nt, puis préparé les retours avant de faire marche arrière. Aujourd’hui, les services spécialisé­s français indiquent, en toute discrétion, favoriser l’option du retour. L’envoi, récent, d’éléments du SRC en Syrie montre que l’éventualit­é de retours est sérieuseme­nt prise en compte. Que nous le voulions ou pas, c’est très probableme­nt ce qui va se produire, tôt ou tard. Il me paraît raisonnabl­e d’anticiper et de contrôler le calendrier et les modalités de ces retours.»

L’offre américaine de rapatrieme­nt aurait été réitérée, par différents canaux, mais Berne n’y a pas donné suite. Contacté, le DFAE indique que la Suisse examine les moyens de rapatrier les enfants, mais ajoute avoir pour l’heure décliné le projet des Etats-Unis «car il implique des familles entières et pose des questions juridiques et financière­s». L’offre reste donc sur la table et, au vu des services que la Suisse rend aux Etats-Unis, pourrait probableme­nt être négociée. D’autant plus que certains pays des Balkans ont bénéficié de meilleures conditions pour le retour de leurs djihadiste­s. Washington leur a fourni gratuiteme­nt le transfert.

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(DR) Daniel D., l’un des trois djihadiste­s suisses considérés comme les plus dangereux.

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