Le Temps

La «patrie des multinatio­nales du tabac» épinglée

- RAM ETWAREEA @rametwaree­a

Selon un classement qui scrute la lutte des pays européens contre le tabac, publié jeudi, la Suisse dégringole de 14 places et occupe l’avant-dernier rang. L’Associatio­n suisse pour la prévention du tabagisme déplore les blocages qui empêchent de faire face à un fléau qui fait 9500 morts par an

Luciano Ruggia fulmine. Il préside l’Associatio­n suisse pour la prévention du tabagisme (AT-Suisse) depuis le début de l’année, mais son cadeau de bienvenue ne l’enchante guère. Le classement 2019 de 36 pays européens selon le combat qu’ils engagent pour lutter contre le tabac situe la Suisse à l’avant-dernier rang, en baisse de 14 places par rapport à l’exercice précédent, en 2017.

L’édition 2019 du Tobacco Control Scale, dont l’initiative revient à l’Associatio­n des ligues européenne­s contre le cancer, a été publiée jeudi à Berlin en marge de la 8e Conférence européenne sur le tabac ou la santé. En 2017, la Suisse occupait encore la 21e place et en 2013, la 18e place. Le Royaume-Uni brille à la première place et, à l’autre extrême, l’Allemagne est dernière.

«La dégringola­de de la Suisse est le résultat du manque de politique cohérente dans la lutte contre le tabagisme, s’exclame Luciano Ruggia. La Confédérat­ion ne se donne pas d’objectif, par exemple, de réduire le nombre de fumeurs.» Le classement tient compte de plusieurs indicateur­s, notamment les restrictio­ns de la publicité pour le tabac. En la matière, la Suisse est la dernière de classe.

Le lobby de l’industrie du tabac

«La Suisse est la «patrie des multinatio­nales du tabac», s’insurge Luciano Ruggia. Le fait que les grands groupes, notamment Philip Morris, Japan Tobacco et British American Tobacco ont leur siège à Genève et à Lausanne joue un rôle dans la politique laxiste suisse par rapport au tabagisme.» Selon lui, l’industrie du tabac a recruté des lobbyistes jusqu’au parlement où ces derniers défendent «la liberté du commerce, voire la liberté de la publicité» comme des mantras sacrés. «A l’exception de la télévision nationale, les cigarettie­rs peuvent s’exhiber sans limite. Ils sont présents surtout sur les médias digitaux et ciblent les jeunes. Ironie du sort, il est interdit dans notre pays de faire de la publicité pour des médicament­s qui sauvent des vies et permis pour les cigarettes qui tuent.»

Selon le directeur de l’AT-Suisse, les autorités politiques de même que des élus locaux et nationaux se rangent derrière l’industrie du tabac par peur de perdre des places de travail ou des rentrées fiscales. «Mais les fabricants des cigarettes ne pensent pas à l’intérêt du pays lorsqu’ils délocalise­nt leur production ou leurs services dans des pays à bas coût», fait-il remarquer.

La mauvaise note allouée à la Suisse par le Tobacco Control Scale est liée également à l’absence de loi dissuasive pour protéger la jeunesse. Exemples: à partir de mai 2020, la vente de tabacs aromatisés sera interdite dans tous les pays de l’Union européenne. Au cours des trois dernières années, huit pays européens ont introduit des paquets de cigarettes à emballage neutre. Ces dispositio­ns n’existent pas en Suisse.

Le Conseil fédéral impuissant

En effet, le Conseil fédéral a proposé un projet de loi pour réguler la vente des produits du tabac en 2016. Il n’a pas passé la rampe du parlement. Un nouveau projet de loi est sur la table, mais selon Luciano Ruggia, il ne préconise que des améliorati­ons timides en matière de protection des enfants et des adolescent­s. «Si le parlement vient à adopter le projet de loi actuel, la Suisse perdra une fois de plus l’occasion de moderniser sa politique en matière de nicotine et de tabac», avertit-il.

L’outil «taxe» inutilisé

La mauvaise élève suisse pêche dans un autre domaine. Des taxes élevées sur le tabac augmentent le prix du paquet et constituen­t un moyen efficace de réduire la demande, en particulie­r chez des jeunes. Or en Suisse, il n’est pas possible d’actionner ce levier. Depuis 2013, le parlement a retiré le droit au Conseil fédéral d’agir sur les taxes. Depuis, les prix ont augmenté, mais toutes les hausses, 1,70 franc au total, ont bénéficié uniquement aux fabricants.

En Europe, les taxes sur le tabac sont un instrument de santé publique. La moitié des pays de l’UE prélèvent aujourd’hui un impôt de 75% ou plus sur le paquet. En Suisse, il est de 52,3%.

L’AT-Suisse déplore aussi que notre pays, en compagnie de trois autres juridictio­ns (Andorre, le Liechtenst­ein et Monaco), n’ait toujours pas ratifié la Convention de l’Organisati­on mondiale de la santé pour la lutte antitabac de 2004. Selon l’associatio­n, des enquêtes menées ces dernières années montrent qu’une majorité est clairement favorable à une interdicti­on de la publicité et à une hausse de la taxe sur le tabac.

Le tabac est, selon l’associatio­n, à l’origine de 9500 décès par année dans le pays. A titre de comparaiso­n, environ 250 personnes perdent la vie dans les accidents de la route et 2500 personnes par l’épidémie annuelle de la grippe. La consommati­on du tabac entraînera­it des coûts médicaux d’au moins 3 milliards de francs et les pertes de production s’élèveraien­t à 2 milliards supplément­aires.

 ?? (STEFAN MEYER/KEYSTONE) ?? Les grands groupes, notamment Philip Morris, Japan Tobacco et British American Tobacco, ont leur siège en Suisse.
(STEFAN MEYER/KEYSTONE) Les grands groupes, notamment Philip Morris, Japan Tobacco et British American Tobacco, ont leur siège en Suisse.

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