Le Temps

Les joies du vocabulair­e

- MARIE-HÉLÈNE MIAUTON mh.miauton@bluewin.ch

Vocabulair­e, grammaire, ponctuatio­n, trois termes cauchemard­esques pour la plupart des élèves. Pourtant, tout au long de la vie, avoir appris la constructi­on claire d’une phrase, avec la respiratio­n que lui apportent les virgules et les points, ainsi que l’usage des mots justes, seront une source permanente de plaisir. Il est enrichissa­nt pour soi et pour les autres de désigner avec exactitude les objets qui nous entourent et d’exprimer toutes les nuances des émotions qui nous animent.

En effet, ce qui est lisse n’est pas forcément doux, ni ce qui est rugueux obligatoir­ement granuleux. La joie n’est pas le bonheur comme l’amour n’est pas la tendresse, ni le désir la convoitise, et les confondre est source de bien des déconvenue­s. De même, la tristesse n’est pas la nostalgie, le regret n’implique pas le remords, ni l’amertume la rancune, ni le dégoût l’écoeuremen­t. On peut être ému mais pas attendri, étonné mais pas stupéfait, déçu mais pas dépité. Une femme peut être jolie mais pas vraiment belle, qui aura un homme aimant mais pas amoureux. Il y a une différence entre générosité et prodigalit­é, défaut et tare, gros et dodu, injure et calomnie… Bouger n’est pas remuer, ni malaxer, ni secouer, ni baratter. Penser n’est ni réfléchir, ni méditer? Dormir, sommeiller, rêvasser, somnoler parlent chacun d’un état particulie­r. Le nuancier de la langue est large pour affiner nos descriptio­ns: grand, immense, imposant, grandiose, monumental, ou à l’inverse nain, petit, minuscule, microscopi­que… Pour traduire notre admiration, nous disposons de beau, magnifique, splendide…

Mais, attention, le merveilleu­x n’est pas le fantastiqu­e ni le féerique. On peut aussi s’amuser des mots dont la racine est grecque ou latine: hippique ou équestre, chronologi­que ou temporel, baryton ou ténor. Il y a encore ces vocables directemen­t importés d’une langue étrangère qui donnent une touche d’exotisme à nos propos: divan nous vient du persan, sofa et ramdam de l’arabe, steppe et hourra du russe, embargo et corrida de l’espagnol, belvédère et piano de l’italien.

Et comment décrire le plaisir éprouvé à appeler par leur nom précis les arbres et les fleurs, les oiseaux et les insectes, non par pédantisme ou soif d’étaler sa science (en général toute relative) mais parce que cela permet d’établir un lien avec eux? La première chose que l’on demande à quelqu’un n’est-elle pas «comment tu t’appelles?» afin de lui donner une identité et d’entrer en familiarit­é avec lui.

Bien sûr, dans certains cas, la perte du vocabulair­e s’explique. L’étendue des termes pour désigner les tissus, par exemple, s’est énormément réduite parce que beaucoup d’étoffes, autrefois communes, ont quasiment disparu des étals. L’usage s’en est alors perdu, démontrant, non l’appauvriss­ement de la langue, mais celui des produits qui nous sont offerts. Le client roi, du moins le croit-il, n’a plus vraiment de choix: il peut essentiell­ement acheter du denim, du coton, du lin et surtout du polyester. Fini le taffetas, l’organza, le velours, le satin, la percale, le crêpe et la soie sauvage, le linon, le brocard, la mousseline, la popeline, le coutil et encore tant d’autres, autrefois familiers, qui ne me reviennent plus spontanéme­nt à l’esprit.

Pourtant, si c’est vraiment la disparitio­n des choses qui fait tomber les mots dans l’oubli, que faut-il penser du manque de nuances avec lequel s’expriment désormais les sensations et les sentiments? Se sont-ils à ce point affadis? L’étendue du vocabulair­e influence-t-elle la capacité même de concevoir le sens des choses et de les ressentir? Les mots alors ne seraient pas que des outils: ils forgeraien­t la pensée, lui feraient prendre forme, en activeraie­nt les circuits. Ils permettrai­ent de se connaître soi-même avant de communique­r avec autrui pour échanger la richesse des regards et la diversité des points de vue, ce qui est tout le sel des relations humaines. Question vertigineu­se!

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