La Suisse aura-t-elle le courage de regarder tout son passé en face?
Il aura fallu que des documents américains déclassifiés apportent des révélations sur le rachat de Crypto AG par la CIA et le BND pour que l’affaire Crypto devienne une affaire d’Etat, constate l’historien Luc van Dongen, qui en appelle à la formation d’u
Une fois de plus, la Suisse est rattrapée par son passé de façon inattendue et par le biais de l’étranger. Il faut croire que c’est ainsi que progresse, dans ce pays, la conscience collective sur les sujets sensibles: au prix d’électrochocs externes. Les documents et travaux produits à intervalles réguliers depuis bientôt un demi-siècle – en 1975, 1985, 1992, 1995, 2013, 2015 – par des journalistes d’investigation courageux et quelques historiens attentifs, dont j’étais (voir mon article paru dans Le Temps le 6 juillet 2013), n’auront pas suffi. Il aura fallu que des documents américains déclassifiés apportent des révélations fracassantes sur le rachat de Crypto AG par la CIA et le BND en 1970 pour que l’affaire Crypto devienne une affaire d’Etat et que l’on commence à réaliser qu’il s’agit de l’une des plus importantes opérations d’espionnage du XXe siècle. En effet, de 1958 à 2018, les services de renseignement américains – et ouest-allemands – ont très habilement instrumentalisé une entreprise de cryptographie basée à Zoug, en tirant parti de la neutralité helvétique. A l’insu des employés de l’entreprise, et bien sûr des clients de cette dernière, la direction de Crypto a vendu à des dizaines de pays des machines truquées qui permettaient aux Américains et aux Allemands de lire «à livre ouvert» dans les messages soi-disant codés des différents services ayant fait l’acquisition de ces fleurons de la technologie «Swiss made». Saura-t-on un jour quels crimes, par exemple contre les opposants des régimes dictatoriaux en Amérique latine, cet espionnage a couverts, au nom de la lutte contre le communisme?
Actuellement, la classe politique se demande comment éclaircir cette affaire. Avec apparemment cette interrogation majeure en tête: qui savait quoi? Certes, on peut comprendre que pour les autorités la question des responsabilités politiques soit cruciale, mais pour l’historien l’enjeu est ailleurs. Il est dans la mise au jour du phénomène global de l’instrumentalisation de la Suisse par les Etats-Unis pendant la guerre froide. Le pays aura-t-il le courage de regarder tout son passé en face et de reconnaître combien sa neutralité, malgré le refus d’une adhésion formelle à l’OTAN, «penchait à l’Ouest»?
Côté américain, l’enjeu stratégique de l’espace helvétique a été relativement vite perçu. La Suisse? Petite par la taille, mais grande par les services que pouvaient rendre sa neutralité, son économie, sa centralité en Europe, son crédit dans le tiers-monde et… son anticommunisme interne. Après avoir d’abord exercé des pressions pour que la Suisse intègre en bonne et due forme les alliances occidentales (OTAN, ONU) et européennes (Conseil de l’Europe), les Américains se sont tournés dès le début des années 1950, soit au moment de la guerre de Corée, vers une autre stratégie à son endroit. Une tendance s’est imposée pour amener en douceur ce pays à s’aligner sur les objectifs américains en matière militaire, politique, économique, culturelle, académique et scientifique. Il fallait inciter la Suisse à contribuer respectivement à la guerre froide et à la propagation de la civilisation américaine – les deux étant largement liés – en recourant à ses atouts propres.
Ces intentions apparaissent très clairement dans les documents américains. Avant de quitter Berne, où il avait été en poste pendant la Seconde Guerre mondiale, le futur chef de la CIA Allen Dulles avait d’ailleurs rendu attentif son gouvernement à tout ce que la Suisse pouvait offrir dans la reconstruction de l’Europe, par exemple en servant de passerelle privilégiée vers l’Allemagne et les pays de l’Est, notamment pour la diffusion de livres et de journaux anticommunistes. En tant que membre du comité directeur de l’American Society for Friendship with Switzerland, Dulles aura l’occasion d’oeuvrer dans ce sens par la suite.
En 1950, l’US International Information and Educational Exchange Program (USIE), un organe officiel, note que «la Suisse est placée stratégiquement en Europe, tant géographiquement qu’idéologiquement, pour son utilisation dans la guerre de propagande américaine». Dès 1951, le State Department et le National Security Council (NSC) prennent conscience de l’intérêt à exploiter toutes les spécificités et potentialités d’un petit pays neutre situé au coeur de l’Europe, stable et prospère, à la pointe du progrès dans maints domaines, étonnamment vigoureux dans son anticommunisme, exempt de toute velléité impérialiste et vierge de tout passé colonialiste, doté de hautes écoles et d’une presse respectées dans le monde entier et, qui plus est, accueillant de nombreuses organisations internationales. En 1955, un rapport du State Department relève que les Etats-Unis n’ont pas intérêt à forcer les pays neutres comme la Suisse à entrer dans des alliances trop rigides. L’influence doit se limiter à prévenir tout rapprochement avec l’URSS, encourager les mesures adéquates de défense nationale, entretenir des sentiments amicaux envers l’Amérique et favoriser la participation du pays aux organisations spécifiques de coopération occidentale. Le tout devant être mené avec tact et finesse. En 1961, un conseiller d’ambassade américain se félicite de la politique suivie par son Etat vis-à-vis de la Suisse et plaide pour la poursuite de cette forme de soft power: la neutralité, souligne-t-il, n’est pas que dans l’intérêt bien compris de la Suisse; elle est également profitable à l’ensemble du camp spirituel et moral de l’Occident. Et d’encourager Washington à utiliser encore davantage, tandis que s’affirme le tiersmonde, «les capacités et réserves de bonne volonté de la Suisse dans de nombreux pays neutralistes ou sous-développés». Si l’initiative vient d’Amérique, elle paraîtra suspecte et chargée d’arrière-pensées idéologiques. Si elle vient de Suisse, son caractère politique sera désamorcé.
Aujourd’hui, il me semble que le véritable courage politique et aussi le défi historique, ce serait d’explorer et de mettre en relation tous les accomplissements obtenus par les Américains dans les différents domaines stratégiques. Les actions de la CIA en Suisse comme la participation de la Suisse à la restriction du commerce avec l’Europe de l’Est (Hotz-Linder-Agreement). L’insertion informelle dans l’OTAN comme la création de l’armée secrète P-26. L’implication des Suisses dans le Congrès pour la liberté de la culture comme celle dans la European Association for American Studies. L’instrumentalisation de l’Institut universitaire de hautes études internationales de Jacques Freymond (IUHEI) comme celle de la gauche non-communiste (Lucien Tronchet). Les accointances de certains grands journalistes suisses avec le renseignement anglo-saxon (par exemple Urs Schwarz à la Neue Zürcher Zeitung) comme la générosité manifestée par les fondations américaines à l’égard de certains intellectuels et artistes suisses, tels Max Frisch, Frank Jotterand, Bertil Galland ou François Masnata. L’infiltration des milieux estudiantins helvétiques comme le rôle des Suisses dans certaines entreprises académiques à forte connotation idéologique (Collège de l’Europe libre de Strasbourg, Salzburg Seminar). Des chantiers encore largement en friche qui n’attendent qu’une impulsion forte pour être enfin mieux connus.
On y gagnerait un tableau général de ce qu’a représenté l’Helvétie pour les hérauts du «monde libre». Côté suisse, on y verrait apparaître une gamme de comportements allant de la manipulation contre son gré à l’offre de service intentionnelle, en passant par le consentement naïf et la fascination pour le modèle américain… Quant à la neutralité, elle risque bien d’apparaître une fois de plus pour ce qu’elle est depuis qu’existe l’Etat fédéral: un brillant mais hypocrite instrument de politique étrangère et de politique économique. Le problème, pour l’historien, c’est qu’elle est aussi à l’origine d’un puissant régime d’ignorance et de silence qui grève la recherche. Comme la vérité n’est pas avouable, il vaut mieux qu’elle ne soit pas dite, voire pas du tout connue. Allez en quête des traces du passé dans ces conditions!
C’est pourtant ce qu’il faudrait faire, pourquoi pas en nommant une commission d’historiens?
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Luc van Dongen est l’auteur de plusieurs ouvrages dont «Un Purgatoire très discret. La transition «helvétique» d’anciens nazis, fascistes et collaborateurs après 1945», Paris, Perrin, 2008 et (coédité avec Stéphanie Roulin et Giles Scott-Smith) «Transnational Anti-Communism and the Cold War: Agents, Activities, and Networks», Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2014.
Il fallait inciter la Suisse à contribuer respectivement à la guerre froide et à la propagation de la civilisation américaine
Quant à la neutralité, elle risque bien d’apparaître pour ce qu’elle est depuis qu’existe l’Etat fédéral: un brillant mais hypocrite instrument de politique étrangère et de politique économique