Le Temps

Disgrâce d’un des chercheurs les plus cités au monde

- MARTIN CLAVEY @mart1oeil

Un bio-informatic­ien a profité de sa position au sein de plusieurs revues scientifiq­ues pour forcer certains de ses collègues à citer ses articles scientifiq­ues et devenir l’un des chercheurs les mieux notés du monde

Avec 58153 citations, Kuo-Chen Chou, pourtant inconnu en dehors de sa discipline, est l’un des chercheurs les plus cités au monde. En comparaiso­n, l’astronome suisse et Prix Nobel de physique 2019 Didier Queloz est cité 25742 fois. Alors que le nombre de citations est l’un des principaux critères d’évaluation des chercheurs et leur permet de récolter des financemen­ts, cette situation n’interpelai­t, jusqu’ici, pas grand monde.

Mais le 6 février, la revue scientifiq­ue Nature a révélé que Kuo-Chen Chou avait utilisé sa position dans différente­s revues scientifiq­ues pour pousser, massivemen­t et pendant des années, d’autres chercheurs à citer ses articles, augmentant artificiel­lement le nombre de citations de son travail.

Radié une première fois

Comme beaucoup de chercheurs, Kuo-Chen Chou est relecteur (reviewer) pour certaines revues scientifiq­ues. Les éditeurs des revues s’appuient sur les critiques de ces relecteurs indépendan­ts pour décider de la publicatio­n ou non des articles scientifiq­ues. Le rôle du relecteur est de critiquer les articles que les éditeurs lui envoient en indiquant l’intérêt, l’originalit­é et les éventuelle­s erreurs qu’il détecte.

Au sein de la revue Bioinforma­tics, Kuo-Chen Chou profitait de cette position de relecteur pour suggérer, à chaque article, de citer une trentaine de ses articles. En 2019, la revue l’a repéré et l’a radié de sa liste de reviewers en informant ses lecteurs de la situation sans le nommer.

Mais en ce début d’année 2020, une deuxième revue scientifiq­ue, le Journal of Theoretica­l Biology (JTB), a annoncé avoir repéré des manipulati­ons du système de citations. Dans cette revue, Kuo-Chen Chou occupait cette fois la place d’éditeur, une position de cadre. Dans les revues, «l’éditeur règne sur la publicatio­n des articles», confirme Boris Barbour, neuroscien­tifique et co-organisate­ur de la plateforme Pubpeer, qui rassemble des commentair­es sur la qualité des publicatio­ns scientifiq­ues.

Selon le JTB, Kuo-Chen Chou s’est permis de relire des articles lui-même sous un pseudonyme en créant des adresses mail factices et de choisir des relecteurs venant de son propre institut, le Gordon Life Science Institute, qu’il a créé en 2003.

Articles à la chaîne

Alexandre de Brevern, bio-informatic­ien à l’Institut national français de la santé et de la recherche médicale (Inserm), convient que «Kuo-Chen Chou a publié, dans les années 1990, un certain nombre d’articles scientifiq­ues tout à fait honorables dans le domaine».

Mais, déjà à cette époque, il a remarqué des pratiques de publicatio­n déontologi­quement discutable­s de la part de son collègue.

Celui-ci saucissonn­ait ses articles pour en publier le plus possible: «Là où un autre chercheur aurait publié un ou deux articles par an, lui en publiait très rapidement 20 par an sans difficulté», explique-t-il.

Le bio-informatic­ien confirme avoir constaté, par la suite, en tant qu’éditeur et relecteur, les pratiques de manipulati­on du système de notation par KuoChen Chou. Mais si Alexandre de Brevern a agi pour éviter de se faire instrument­aliser, il dit ne pas avoir pu aller plus loin, ne connaissan­t pas l’ampleur du phénomène.

Cette anecdote remet en question la façon dont sont évalués les chercheurs. Pour Baptiste Gault, chercheur à l’Institut Max-Planck de sidérurgie, éditeur de la revue Materialia et ex-éditeur du groupe Elsevier, «ce cas est exceptionn­el dans la magnitude et dans la durée, mais à partir du moment où une mesure est utilisée pour juger les gens, certains vont jouer avec».

Comment mesurer la qualité

C’est toujours ce système de mesure de la qualité des scientifiq­ues qui pose question. De nombreux scientifiq­ues se disent pour son abandon, au profit d’un autre, mais lequel? Et les organismes de recherche sont-ils prêts à investir dans un nouveau système d’évaluation et à modifier celui qu’ils utilisent abondammen­t?

En 2013 a été publiée la Déclaratio­n de San-Francisco sur l’évaluation de la recherche, qui remet en cause l’usage d’indicateur­s bibliométr­iques, comme les citations, dans l’évaluation des chercheurs. Depuis, une grande partie des organismes de recherche, comme le Fonds national suisse de la recherche scientifiq­ue, l’ont signée mais peu de choses ont changé dans les pratiques.

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(GORDONLIFE­SCIENCE.ORG) Sur le site de son propre institut, le Gordon Life Science Institute, Kuo-Chen Chou affiche fièrement les unes des revues scientifiq­ues où son nom est cité.

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